mercredi 31 décembre 2008

Encore un peu de Genette ?

La suite du texte d'hier :

Suite du chapitre LXI de Palimpsestes :

« Si l’on voulait préciser davantage les termes du piège à traducteurs, j’en décrirais volontiers comme suit les deux mâchoires. Côté « art du langage », tout est dit depuis Valéry et Blanchot : la création littéraire est toujours au moins partiellement inséparable de la langue où elle s’exerce. Côté « langue naturelle », tout est dit depuis l’observation de Jean Paulhan sur « l’illusion des explorateurs » devant l’énorme teneur des langues, « primitives » ou non, en « clichés », c’est-à-dire en catachrèses, ou figures passées dans l’usage. L’illusion de l’explorateur, et donc la tentation du traducteur, est de prendre ces clichés à la lettre, et de les rendre par des figures qui, dans la langue d’arrivée, ne seront point d’usage. Cette « dissociation des stéréotypes » accentue à la traduction le caractère figuratif de l’hypotexte. Un exemple classique de cette accentuation est la traduction par Hugh Blair d’une harangue indienne : « […] Aujourd’hui, dans ce fort, nous enterrons la hache et nous plantons l’arbre de la paix […] Puisse-t-il n’être ni arrêté ni étouffé dans sa croissance ! […] ». Mais la conduite inverse (traduire les images figées par des tournures abstraites, soit ici : « Nous venons de conclure une belle et bonne alliance, que nous souhaitons durable ») n’est pas plus recommandable, car elle fait litière (tiens, tiens…) de la connotation virtuelle contenue dans toute catachrèse, belle au bois dormant toujours prête à être réveillée. Si en émanglon « taratata » signifie littéralement « langue fourchue » et couramment « menteur », aucune de ces deux traductions ne sera satisfaisante ; c’est donc le choix entre une accentuation abusive et une neutralisation forcée.
A cette aporie, Paulhan ne voyait qu’une issue : « Ce n’est pas, bien entendu, de substituer aux clichés du texte primitif de simples mots abstraits (car l’aisance et la nuance particulières de la formule s’y perdent) ; et ce n’est pas non plus de traduire mot à mot le cliché (car l’on ajoute ainsi au texte une métaphore qu’il ne comportait pas) ; mais il faut obtenir du lecteur qu’il sache entendre en cliché la traduction comme avait dû l’entendre le lecteur, l’auditeur primitif, et à tout instant revenir de l’image ou du détail concret, loin de s’y attarder. La chose exige, je le sais, une certaine éducation du lecteur, de l’auteur lui-même. Peut-être n’est-ce pas trop exiger de l’homme, si cet effort est aussi celui qui permettra de remonter de la pensée immédiate jusqu’à la pensée authentique. Si ce n’est point seulement sur l’Illiade qu’elle va nous renseigner exactement, mais sur ce texte plus secret que chacun de nous porte en soi. On a reconnu, au passage, ‘‘le traitement rhétorique’’. »(1) Je ne suis pas sûr que cette solution en soit une, ou plus précisément je ne crois pas qu’elle soit autre chose qu’une formule, et je crains bien qu’ici comme ailleurs la cure (le ‘‘traitement rhétorique’’) ne coûte plus cher qu’elle ne rapporte. Le plus sage, pour le traducteur, serait sans doute d’admettre qu’il ne peut faire que mal, et de s’efforcer pourtant de faire aussi bien que possible, ce qui signifie souvent faire autre chose.[…] »

(1) Jean Paulhan, Œuvres complètes, Le cercle du livre précieux, L 1, p.182

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Dans cet extrait, le traducteur peut être comparé à un explorateur qui avance dans les profondeurs du texte et rencontre des formes étranges auxquelles il essaie de donner un nom dans sa langue, sans toujours y parvenir.

Quelle autre comparaison pourrait-on utiliser pour définir le traducteur ?

Devoirs de vacances (Noël), 11

En photo : Fauteuil vert 60 par xk_liber

(Vous apprécierez cette version du fauteuil en velours vert !)

À faire en 2h30, sans dictionnaire

CONTINUIDAD DE LOS PARQUES

Había empezado a leer la novela unos días antes. La abandonó por negocios urgentes, volvió a abrirla cuando regresaba en tren a la finca; se dejaba interesar lentamente por la trama, por el dibujo de los personajes. Esa tarde, después de escribir una carta a su apoderado y discutir con el mayordomo una cuestión de aparcerías volvió al libro en la tranquilidad del estudio que miraba hacia el parque de los robles. Arrellanado en su sillón favorito de espaldas a la puerta que lo hubiera molestado como una irritante posibilidad de intrusiones, dejó que su mano izquierda acariciara una y otra vez el terciopelo verde y se puso a leer los últimos capítulos. Su memoria retenía sin esfuerzo los nombres y las imágenes de los protagonistas; la ilusión novelesca lo ganó casi en seguida. Gozaba del placer casi perverso de irse desgajando línea a línea de lo que lo rodeaba, y sentir a la vez que su cabeza descansaba cómodamente en el terciopelo del alto respaldo, que los cigarrillos seguían al alcance de la mano, que más allá de los ventanales danzaba el aire del atardecer bajo los robles. Palabra a palabra, absorbido por la sórdida disyuntiva de los héroes, dejándose ir hacia las imágenes que se concertaban y adquirían color y movimiento, fue testigo del último encuentro en la cabaña del monte. Primero entraba la mujer, recelosa; ahora llegaba el amante, lastimada la cara por el chicotazo de una rama. Admirablemente restallaba ella la sangre con sus besos, pero él rechazaba las caricias, no había venido para repetir las ceremonias de una pasión secreta, protegida por un mundo de hojas secas y senderos furtivos. El puñal se entibiaba contra su pecho, y debajo latía la libertad agazapada. Un diálogo anhelante corría por las páginas como un arroyo de serpientes, y se sentía que todo estaba decidido desde siempre. Hasta esas caricias que enredaban el cuerpo del amante como queriendo retenerlo y disuadirlo, dibujaban abominablemente la figura de otro cuerpo que era necesario destruir. Nada había sido olvidado: coartadas, azares, posibles errores. A partir de esa hora cada instante tenía su empleo minuciosamente atribuido. El doble repaso despiadado se interrumpía apenas para que una mano acariciara una mejilla. Empezaba a anochecer.
Sin mirarse ya, atados rígidamente a la tarea que los esperaba, se separaron en la puerta de la cabaña. Ella debía seguir por la senda que iba al norte. Desde la senda opuesta él se volvió un instante para verla correr con el pelo suelto. Corrió a su vez, parapetándose en los árboles y los setos, hasta distinguir en la bruma malva del crepúsculo la alameda que llevaba a la casa. Los perros no debían ladrar, y no ladraron. El mayordomo no estaría a esa hora, y no estaba. Subió los tres peldaños del porche y entró. Desde la sangre galopando en sus oídos le llegaban las palabras de la mujer: primero una sala azul, después una galería, una escalera alfombrada. En lo alto, dos puertas. Nadie en la primera habitación, nadie en la segunda. La puerta del salón, y entonces el puñal en la mano. la luz de los ventanales, el alto respaldo de un sillón de terciopelo verde, la cabeza del hombre en el sillón leyendo una novela.

Julio Cortázar

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La traduction « officielle », Fin d'un jeu (1956), traduit de l'espagnol par C. et R. Caillois, Gallimard, 1963.

Continuité des parcs

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l'abandonna à cause d'affaires urgentes et l'ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l'intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoir et discuté avec l'intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d'où la vue s'étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de dérangements divers, il laissait sa main gauche caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l'apparence des héros. L'illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s'éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l'entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu'au -delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.
Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s'organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l'homme le visage griffé par les épines d'une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang des égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n'était pas venu pour répéter le cérémonial d'une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du coeur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l'on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu'à ces caresses qui enveloppaient le corps de l'amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement les contours de l'autre corps, qu'il était nécessaire d'abattre. Rien n'avait été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. À partir de cette heure, chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacable répétition était à peine interrompue le temps qu'une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit.
Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. À son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et les haies. À la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l'allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils n'aboyèrent pas. À cette heure, l'intendant ne devait pas être là et il n'était pas là. Il monta les trois marches du perron et entra. À travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D'abord une salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l'homme en train de lire un roman.

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Olivier nous propose sa traduction :

D’UN PARC L’AUTRE

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Des affaires urgentes l’obligèrent à l’abandonner et il en reprit la lecture alors qu’il regagnait en train la propriété; il se laissait charmer lentement par l’histoire, le profil des personnages . Cet après-midi-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoirs et discuté avec le majordome au sujet du service, il reprit le livre dans la tranquillité de son bureau qui s’ouvrait sur le parc de chênes. Confortablement installé dans son fauteuil favori, dos à la porte qui l’aurait gêné comme une irritante possibilité d’intrusions, il laissa sa main gauche caresser à plusieurs reprises le velours vert et commença la lecture des derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans efforts les noms et les images des protagonistes; l’illusion romanesque s’empara de lui presque aussitôt. Il jouissait du plaisir quasi pervers de se détacher petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l’entourait, et de sentir, alors que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier, que les cigarettes étaient toujours à la portée de sa main, qu’au-delà des fenêtres le vent du soir dansait sous les chênes. Mot après mot, absorbé par les choix sordides des héros, se laissant gagner par les images qui convergeaient et acquéraient couleur et mouvement, il fut témoin de la dernière rencontre dans la cabane sur la colline. La femme entrait la première, méfiante; maintenant arrivait l’amant, le visage zébré par le coup de fouet d’une branche. Elle sang éclatait admirablement sous ses baisers, mais il repoussait ses caresses; il n’était pas venu pour céder encore au cérémonial d’une passion secrète, protégée par un monde de feuilles mortes et de sentiers furtifs. Le poignard était tiède contre sa poitrine, sous laquelle se blottissait la liberté palpitante. Un dialogue haletant dévalait les pages comme un torrent de serpents, et on devinait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu’aux caresses, qui se lovaient autour du corps de l’amant comme cherchant à le retenir et à le dissuader, dessinaient la silhouette abominable d’un autre corps qu’il fallait détruire. Rien n’avait été laissé au hasard: alibis, hasards, possibles erreurs. A partir de cette heure, l’emploi de chaque instant était minutieusement défini. La double révision sans merci s’interrompait à peine pour laisser une main caresser une joue. La nuit tombait.
Sans un regard maintenant, tout à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent sur le seuil de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait au nord. Depuis le sentier opposé, il se retourna quelques instants pour la voir courir, les cheveux au vent. Il se mit aussi à courir, se cachant derrière les arbres et les buissons, jusqu’à distinguer dans la brume mauve du crépuscule l’allée qui menait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer, et ils n’aboyèrent pas. Le majordome ne devait pas être là à cette heure-ci, et il n’était pas là. Il gravit les trois marches du perron et entra. Le sang qui battait ses tempes charriait les paroles de la femme: d’abord une salle bleue, puis une galerie, un escalier recouvert d’un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et le poignard alors en main. La lumière des fenêtres, le haut dossier d’un fauteuil en velours vert, la tête de l’homme dans le fauteuil plongé dans un roman.

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Aurélie Breuil nous propose sa traduction :

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il le délaissa pour des affaires urgentes, il l’ouvrit de nouveau lors de son retour en train à l’exploitation; il se laissait lentement intéresser par la trame, par la description des personnages. Cet après-midi-là, après avoir écrit une carte à son mandataire et discuté avec le majordome d’un problème de métayage, il reprit la lecture dans la tranquillité du bureau dont la vue donnait sur le parc de chênes. Se prélassant dans son fauteuil favori, dos à la porte qui l’aurait dérangé comme une irritable possibilité d’intrusions, laissa sa main gauche caresser plusieurs fois le velours vert et se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et les descriptions des protagonistes; l’illusion romanesque le gagna presque immédiatement. Il jouissait du plaisir presque pervers ligne après ligne de se laisser arracher à ce qui l’entourait, et sentir à la fois que sa tête se reposait commodément dans le velours du haut dossier, que les cigarettes étaient toujours à portée de main, et que derrière les fenêtres dansait l’air de l’après-midi sous les chênes. Mot à mot, absorbé par la sordide alternative des héros, se laissant emporter par images qui s’accordaient et prenaient couleur et mouvement, il fut témoin de la dernière rencontre dans la cabane de la montagne. D’abord, la femme entrait, méfiante; puis arrivait l’amant, le visage blessé par le coup de fouet donné par une branche.
Admirablement, elle arrêtait le sang avec ses baisers, mais lui, repoussait les caresses, il n’était pas venu pour répéter les cérémonies d’une passion secrète, protégée par un monde de feuilles mortes et de chemins à la dérobée. Le poignard tiédissait contre son torse, et dessous battait la liberté gagnée. Un dialogue haletant courrait sur les pages comme un ruisseau grouillant de serpents, et il sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu’à ces caresses qui entouraient le corps de l’amant comme si elles voulaient le retenir et le dissuader, elles dessinaient abominablement la forme d’un autre corps qu’il était nécessaire de détruire. Rien n’avait été oublié: alibis, hasard, erreurs possibles. A partir de cette heure-là chaque instant avait son emploi minutieusement attribué. La double révision impitoyable s’interrompait à peine pour qu’une main caressât une joue. La nuit commençait à tomber.
Ne se regardant plus, imperturbablement employés à la tâche qui leur incombait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait aller par le chemin qui allait vers le Nord. Depuis le chemin opposé, lui se retourna un instant pour la regarder courir les cheveux au vent. Il courra à son tour, se mettant à l’abri dans les arbres et dans les haies, jusqu’à ce qu’il distingue dans la brume mauve du crépuscule l’allée de peupliers qui menait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer, et ils n’aboyèrent pas. Le majordome n’y serait pas à cette heure-là, il n’était pas là. Il gravit les trois marches du porche et entra. A travers, les battements du sang galopant dans ses oreilles les paroles de la femme lui parvenaient: d’abord une pièce bleue, puis une galerie, un escalier tapissé. En haut, deux portes. Personne dans la première chambre, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors le poignard en main, la lumière filtrant par les fenêtres, le haut dossier d’un fauteuil en velours vert, la tête de l’homme dans le fauteuil en train de lire un roman.

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Nathalie nous propose sa traduction :

Continuité des parcs

Il avait commencé à lire ce roman quelques jours plus tôt. Il l’abandonna pour cause d’affaires urgentes et l’ouvrit de nouveau dans le train qui le ramenait à sa propriété ; il se laissait lentement captiver par l’intrigue qui se nouait, les personnages qui s’animaient. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoir et discuté d’un problème de métayage avec l’intendant, il se replongea dans le livre, dans la tranquillité de son cabinet de travail qui donnait sur les chênes du parc. Confortablement installé dans son fauteuil préféré, le dos à la porte – elle aurait pu le gêner, possible source d’intrusions irritante – il laissa sa main gauche caresser à plusieurs reprises le velours vert et il commença à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort le nom et le portrait des protagonistes ; l’illusion romanesque s’empara de lui presque instantanément. Il jouissait du plaisir quasi pervers de se détacher, ligne après ligne, de ce qui l’entourait, tout en sentant que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main, et qu’au-delà des grandes fenêtres, l’air du soir dansait sous les chênes. Mot après mot, absorbé par la sordide alternative des deux héros, se laissant glisser vers les images qui s’organisaient et acquéraient couleur et mouvement, il fut témoin de la dernière rencontre dans la cabane située dans les bois. La femme entrait la première, méfiante ; puis, venait son amant, le visage égratigné par le coup de fouet d’une branche. Admirablement, elle étanchait le sang de ses baisers, mais il repoussait ses caresses : il n’était pas venu pour répéter le cérémonial d’une passion secrète, protégée par un monde feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard se réchauffait au contact de sa poitrine, et au-dessous, tapie, battait la liberté. Un dialogue haletant courait le long des pages tel un ruisseau de serpents et on sentait que tout était décidé depuis toujours. Même ces caresses qui enlaçaient le corps de l’amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient, abominablement, la silhouette d’un autre corps qu’il fallait détruire. Rien n’avait été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. A partir de cette heure, chaque instant jouait un rôle minutieusement assigné. La double révision impitoyable s’interrompait à peine le temps qu’une main caressât une joue. La nuit commençait à tomber.
Sans se regarder maintenant, étroitement liés à la tache qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux détachés. Il se mit à courir, lui aussi, en se dissimulant derrière les arbres et les haies jusqu’à ce qu’il pût distinguer, dans la brume mauve du crépuscule, l’allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils n’aboyèrent pas. A cette heure, l’intendant ne devait pas être là et il n’était pas là. Il monta les trois marches du porche et entra. A travers le flot de sang qui galopait dans ses oreilles, il entendait les paroles de la femme : d’abord une salle bleue, puis une couloir, un escalier recouvert d’un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première chambre, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard à la main, l’éclat des grandes fenêtres, le dossier élevé d’un fauteuil de velours vert, et dans le fauteuil, la tête de l’homme en train de lire un roman.

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Brigitte nous propose sa traduction :

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il le délaissa pour des affaires urgentes et l’ouvrit à nouveau, lors de son retour en train à la propriété. Il se laissait prendre lentement par l’intrigue, par l’ébauche des personnages. Cet après-midi là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoir et traité un problème de métayage avec son intendant, il revint à son livre dans le calme de son bureau qui donnait sur le parc de chênes. Bien calé dans son fauteuil préféré, de dos à la porte qui représentait l’agaçante éventualité d’intrusions possibles, il laissa sa main caresser de temps à autre le velours vert et se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et les images des protagonistes ; l’illusion romanesque s’empara aussitôt de lui. Il jouissait du plaisir presque pervers de se détacher ligne après ligne de ce qui l’entourait, et de sentir en même temps que sa tête reposait confortablement sur le velours du haut dossier, que les cigarettes étaient toujours à portée de sa main, qu’au-delà des fenêtres le vent du soir dansait sous les chênes. Mot à mot, absorbé par le sombre dilemme des héros, se laissant entraîner vers les images qui se formaient et prenaient de couleur et mouvement, il fut le témoin de leur dernière rencontre dans la cabane.
D’abord, la femme entrait, inquiète ; à présent l’amant arrivait, le visage égratigné par une branche. D’une façon admirable, elle essuyait le sang de ses baisers, mais il repoussait ses caresses, il n’était pas venu répéter le rituel d’une passion secrète, dissimulé par un monde de feuilles sèches et de sentiers occultes. Le poignard se réchauffait contre sa poitrine, et dessous, battait la liberté aux aguets. Un dialogue palpitant défilait sur les pages comme un flot de serpents, et on sentait que tout était décidé depuis toujours. Même ces caresses enlassant le corps de l’amant comme si elles voulaient le retenir et le dissuader, ébauchaient d’une façon abominable la silhouette d’un autre corps qu’il fallait détruire. Rien n’avait été négligé : alibis, hasards, erreurs éventuelles. A partir de cet instant, chaque seconde avait un usage minutieusement prévu. La double répétition, impitoyable, s’interrompait à peine pour qu’une main caresse une joue. La nuit commençait à tomber.
Sans même un regard, profondément attelés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle, devait prendre le sentier qui menait vers le nord. Depuis le chemin opposé, lui, se retourna un instant pour la regarder courir, ses cheveux défaits flottant au vent. Il courut à son tour, à couvert sous les arbres et les taillis, jusqu’à ce qu’il aperçoive dans la brume mauve du crépuscule, l’allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer, et ils n’aboyèrent pas. L’intendant n’était sûrement pas là à cette heure-ci, et il n’était pas là. Il monta les trois marches du perron et entra. Par le sang qui battait contre ses tempes, les paroles de la femme lui parvenaient au galop : d’abord une pièce bleue, ensuite une galerie, un escalier recouvert d’un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première chambre, personne dans la seconde. La porte du salon, et là le poignard à la main. La lumière des fenêtres, le haut dossier d’un fauteuil de velours vert, la tête de l’homme dans le fauteuil, en train de lire un roman.

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Vanessa nous propose sa traduction :

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l’abandonna pour cause d’affaires urgentes, il le rouvrit alors qu’il revenait en train à la propriété ; il se laissait séduire par l’intrigue, par le dessin des personnages. Cette après-midi, après avoir écrit une lettre à son bras droit et discuté avec son majordome d’une question de propriétés, il revint au livre dans la tranquillité du bureau qui donnait du parc des chênes. Blotti dans son fauteuil favori dos à la porte, laquelle l’aurait dérangé représentant une irritante possibilité d’intrusion ; il laissa que sa main gauche caressât maintes fois le velours vert et se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les prénoms et les images des protagonistes ; l’illusion romanesque le séduit presque immédiatement. Il profitait du désir presque pervers de se laisser se détacher ligne par ligne de ce qu’il l’entourait, et de sentir qu’en même temps que sa tête reposait douillettement sur le velours du haut dossier, que ses cigarettes étaient toujours à portée de main, qu’au-delà des grandes fenêtres l’air de la tombée de la nuit dansait sous les chênes. Mot à mot, absorbé par la sordide possibilité des héros, se laissant aller vers les images qui se concertait et acquérait couleur et mouvement, il fut témoin de la dernière rencontre dans la cabane de la montagne. Premièrement, entrait la femme ; méfiante ; maintenant arrivait l’amant, le visage marqué par la griffure d’une branche. Admirablement, elle fouettait le sang avec ses baisers, mais lui refusait ses caresses ; il n’était pas venu pour répéter les cérémonies d’une passion secrète, protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard tiédissait contre sa poitrine, et en dessous battait la liberté conquise. Un dialogue languissant courrait le long des pages tel un ruisseau de serpents, et ressentait que tout était décidé depuis toujours. Même ces caresses qui enveloppaient le corps de l’amant comme voulant le retenir et le dissuader, dominaient abominablement la figure d’un autre corps qu’il était nécessaire d’éliminer. Rien n’avait été oublier : alibis, hasards, erreurs possibles. A partir de cette heure-là, chaque instant avait un emploi minutieusement attribué. La double révision dépourvue de pitié s’interrompait à peine pour qu’une main caressât une joue. La nuit commençait à tomber.
Sans ni même se regarder, liés rigidement à la labeur qui les attendait, ils se séparèrent sur le seuil de la cabane. Elle devait aller par le chemin qui allait au nord. Depuis le chemin opposé, il se retourna un instant pour la voir courir avec les cheveux détachés. Il courut à son tour, se faufilant entre les arbres et les arbustes, jusqu’à ce qu’il distinguât, dans la brume mauve du crépuscule, le chemin qui le conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer, et n’aboyèrent pas. Le majordome ne devrait pas être là à cette heure-ci, et il n’y était pas. Il monta les trois marches du porche et entra. Avec le sang qui galopait, à ses oreilles lui parvenaient les paroles de la femme : premièrement, une salle bleue, ensuite une galerie, un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et il avait alors le poignard dans les mains. La lumière des grandes fenêtres, le haut dossier d’un fauteuil en velours vert, la tête de l’homme dans le fauteuil lisant un roman.

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Une autre propositon de traduction :

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. IL l’abandonna pour des affaires urgentes et il recommença à l’ouvrir quand il rentrait par le train à la propriété. Il se laissait intéresser lentement par la trame, par le caractère des personnages. Cet après-midi-là après avoir écrit une lettre à son mandataire et discuter avec le majordome sur une question du métayage, il se replongea dans le livre dans la tranquillité du studio qui donnait sur le parc des chênes. Installé dans son fauteuil préféré, de dos à la porte qui l’aurait dérangé comme une irritante possibilité d’intrusions, il laissa que sa main gauche caresse une fois puis une autre le velours vert, et il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et les images des protagonistes ;l’illusion romanesque le gagna presque subitement. Il jouissait du plaisir presque pervers de se détacher de ce qui l’entourait, ligne après ligne, et sentir en même temps que sa tête reposait commodément sur le velours du haut dossier, que les cigarettes étaient toujours à portée de main, qu’au delà des baies vitrées dansait l’air de fin d’après-midi sous les chênes. Mot à mot, absorbé par la sordide alternative des héros, se laissant aller vers les images qui se concertaient et qui acquéraient couleur et mouvement, il fut le témoin de leur dernière rencontre dans la cabane de la montagne. D’abord la femme rentrait, craintive, c’était maintenant le tour de l’amant, le visage blessé par un coup de branche. Admirablement, elle claquait le sang avec ses baisers, mais lui repoussait ses caresses : il n’était pas venu pour répéter les cérémonies d’une passion secrète, protégés par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède contre sa poitrine et dessous battait la liberté blottie. Un dialogue haletant courrait au fil des pages, comme un ruisseau de serpents, et l’on sentait que tout était décidé depuis toujours. Même ces caresses qui enlaçaient le corps de l’amant comme si elles désiraient le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement la silhouette d’un autre corps qu’il était nécessaire de détruire. Rien n’avait été oublié : les alibis, les hasards, les erreurs possibles. A partir de cette heure-là chaque instant correspondait à une tâche minutieusement assignée. Cette double révision impitoyable était à peine interrompue par une main venant caresser une joue. La nuit commençait à tomber.
Sans plus se regarder, liés avec rigidité à la tache qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait prendre le chemin qui allait vers le nord. Depuis le chemin opposé, il se retourna un instant pour la voir courir avec les cheveux détachés. Il se mit à courir à son tour, se mettant à l’abri contre les arbres et les haies, jusqu’à distinguer dans la brume mauve du crépuscule l’allée qui menait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer, et il n’aboyèrent pas. Le majordome n’était pas censé être là, et il n’y était pas. Il monta les trois marches du porche et il entra. Depuis le sang qui galopait dans ses oreilles lui parvenaient les mots de la femme : d’abord une salle bleue, après une galerie, un escalier recouvert de tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première chambre, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors le poignard dans la main. La lumière des baies vitrées, le haut dossier d’un fauteuil en velours vert, la tête de l’homme dans le fauteuil en train de lire un roman.

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Odile nous propose sa traduction :


Continuité des parcs

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l'avait abandonné pour cause d'affaires urgentes et le rouvrit alors qu'il revenait, en train, vers la propriété; il se laissait lentement intéresser par l'histoire, par la caractérisation des personnages. Cette après-midi-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoir et discuté avec le majordome d'un problème de métayage, il revint au livre, dans la tranquillité du bureau qui donnait sur le parc de chênes. Bien installé dans son fauteuil préféré, de dos à la porte qui l'aurait dérangé comme une irritante possibilité d'ntrusions, il laissa sa main gauche caresser encore et encore le velours vert et se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et les descriptions des protagonistes, l'illusion romanesque le gagna presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de se détacher, ligne après ligne, de ce qui l'entourait, de sentir en même temps que sa tête reposait commodément sur le velours du haut dossier, de savoir les cigarettes à portée de main, et, qu'au-delà des baies vitrées l'air de la fin d'après -midi dansait sous les chênes. Mot après mot, absorbé par le sordide dilemme des héros, se laissant entraîner vers les scènes qui s'ordonnaient et acquéraient couleur et mouvement, il fut le témoin de l'ultime rencontre dans la cabane de la montagne. D'abord, entrait la femme, méfiante; maintenant l'amant arrivait, le visage meurtri par le fouet d'une branche. De manière admirable, elle étanchait le sang par ses baisers, mais il repoussait les caresses, il n'était pas venu pour répéter les rituels d'une passion secrète, protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers cachés. Le poignard tiédissait contre son torse et, dessous, blottie, battait la liberté. Un dialogue haletant courait à travers les pages comme un ruisseau de serpents et l'on devinait que tout était décidé depuis toujours. Même ces caresses, qui enveloppaient le corps de l'amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement la silhouette d'un autre corps qu'il était nécessaire de détruire. Rien n'avait été oublié: alibis, aléas, possibles erreurs. A partir de cette heure-là chaque instant avait un emploi minutieusement attribué. La double révision cruelle s'interrompait à peine afin qu'une main caresse une joue. La nuit commençait à tomber. Sans plus se regarder, rigidement liés à la tache qui les attendait, ils se séparèrent sur la porte de la cabane. Elle devait partir par le sentier qui allait vers le nord. Depuis le sentier opposé, il se retourna un instant pour la regarder courir, les cheveux défaits. Il courut lui aussi, se dissimulant parmi les arbres et les buissons, jusqu'à distinguer dans la brume mauve du crépuscule l'allée de peupliers qui menait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils n'aboyèrent pas. Le majordome ne serait pas présent à cette heure et il n'était pas là. Il monta les trois marches du porche et entra. Du sang battant à ses oreilles lui arrivaient les paroles de la femme : tout d'abord une pièce bleue, puis un couloir, un escalier à tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première chambre, personne dans la seconde. La porte du salon, et à ce moment-là le poignard à la main, la lumière des baies vitrées, le haut dossier d'un fauteuil de velours vert, la tête de l'homme dans le fauteuil, lisant un roman.

mardi 30 décembre 2008

Nathalie continue à enrichir notre culture générale du bon petit traducteur

Chaque fois que je lis un article sur la traduction, je me rends compte que pour chaque argument avancé en faveur de la systématisation de telle ou telle remarque, on peut trouver un contre-argument. Ici, G. Genette lui-même se charge de cette effort dialectique. Il semble donc impossible ( ?) de théoriser sur les problèmes de la traduction.
Par ailleurs, Genette souligne, dans ce passage, l’effet dommageable de la traduction dans le cas de la poésie ; y-a-t-il, selon vous, d’autres formes textuelles qui peuvent sérieusement en pâtir ?

***

La forme de transposition la plus voyante, et à coup sûr la plus répandue, consiste à transposer un texte d’une langue à une autre : c’est évidemment la traduction, dont l’importance littéraire n’est guère contestable, soit parce qu’il faut bien traduire les chefs-d’œuvre, soit parce que certaines traductions sont elles-mêmes des chefs-d’œuvre : le Quichotte d’Oudin et Rosset, l’Edagr Poe de Baudelaire, l’Orestie de Claudel, les Bucoliques de Valéry, les Thomas Mann de Louise Servicen par exemple et pour ne citer que des traductions françaises, sans compter les écrivains bilingues comme Beckett ou Nabokov (et parfois, je crois, Heine ou Rilke), qui se traduisent eux-mêmes et produisent, d’emblée ou à distance, deux versions de chacune de leurs œuvres.
Il n’est pas question de traiter ici des fameux « problèmes théoriques », ou autres, de la traduction : il y a là-dessus de bons et de mauvais livres, et tout ce qu’il faut entre les deux. Nous suffise que ces « problèmes », largement couverts par certain proverbe italien, existent, ce qui signifie simplement que, les langues étant ce qu’elles sont (« imparfaites en cela que plusieurs »), aucune traduction ne peut être absolument fidèle, et tout acte de traduire touche au sens du texte traduit.
Une variante minimale du traduttore traditore accorde à la poésie et conteste à la prose le glorieux privilège de l’intraduisibilité. La racine de cette vulgate plonge dans la notion mallarméenne de « langage poétique » et dans les analyses de Valéry sur « l’indissolubilité », en poésie, du « son » et du « sens ». Rendant compte d’un ouvrage qu’il traitait ‘sévèrement) comme une traduction en prose des poèmes de Mallarmé, Maurice Blanchot énonçait jadis cette règle d’intraduisibilité radicale : « l’œuvre poétique a une signification dont la structure est originale et irréductible… Le premier caractère de la signification poétique, c’est qu’elle est liée, sans changement possible, au langage qui la manifeste. Alors que, dans le langage non poétique, nous savons que nous avons compris l’idée dont le discours nous apporte la présence lorsque nous pouvons l’exprimer sous des formes diverses, nous rendant maîtres d’elle au point de la libérer de tout langage déterminé, au contraire, la poésie exige pour être comprise un acquiescement total à la forme unique qu’elle propose. […] (1)
A ce principe, je ne reprocherai que de (sembler) placer le seuil de l’intraduisibilité à la frontière (selon moi bien douteuse) entre poésie et prose, et de méconnaître cette remarque de Mallarmé lui-même, qu’il y a « vers » dès qu’il y a « style », et que la prose elle-même est un « art du langage », c’est-à-dire de la langue. A cet égard, la formule la plus juste est peut-être celle du linguiste Nida, qui désigne l’essentiel sans distinguer prose et poésie : « Tout ce qui peut être dit dans une langue peut être dit dans une autre langue, sauf si la forme est un élément essentiel du message. » (2) Le seuil, s’il en est un, serait plutôt à la frontière du langage « pratique » et de l’emploi littéraire du langage. Cette frontière aussi est à vrai dire contestée, et non sans raison : mais c’est qu’il y a déjà, souvent, du jeu (et donc de l’art) linguistique dans le « langage ordinaire » - et que, tout effet esthétique mis à part et comme l’ont montré maintes fois les linguistes depuis Humboldt, chaque langue a (entre autres) son partage notionnel spécifique, qui rend certains de ses termes intraduisibles en quelque contexte que ce soit. Il vaudrait mieux, sans doute, distinguer non entre textes traduisibles (il n’y en a pas) et textes intraduisibles, mais entre textes pour lesquels les défauts inévitables de la traduction sont dommageables (ce sont les littéraires) et ceux pour lesquels ils sont négligeables : ce sont les autres, encore qu’une bévue dans une dépêche diplomatique ou une résolution internationale puisse avoir de fâcheuses conséquences.

(1) « La poésie de Mallarmé est-elle obscure ? », Faux Pas, Gallimard, 1943
(2) E. A. Nida et C. Taber, The theory and Poetics of Translation, Leyde, 1969

Gérard Genette, Palimpsestes (début du chapitre XLI), Seuil, 1982.

La suite demain !

Une idée de Laure L. : notre profil psychologique s'affine

Voici ce qu'elle propose :

« J'ai pensé à une question pour le blog dans le même esprit que le portrait chinois de Nathalie mais avec une contrainte de nombre de mots.
La question serait : en tant que traducteur à quel livre vous identifiez-vous et pourquoi ?
Réponse en 15 mots maximum. »

***

Réponse de Laure : Exercices de style de Queneau pour le côté joueur.

Réponse de Caroline : Tous les livres capables de donner du plaisir aux "pobres traductores buenos".

***

Réponse de Nathalie : Tous les usuels de la langue française : sans eux point de correction !

À propos du stage

J'en ai parlé ces jours derniers avec deux d'entre vous… donc, je pense nécessaire de le rappeler collectivement : il ne faut surtout pas que vous oubliez de vous occuper du stage. Pour vous donner un maximum de chances de trouver quelques chose d'à peu près intéressant, il faut que vous ayez envoyé vos demandes avant la fin janvier. Malheureusement les étudiants sollicitant des stages dans les maisons d'édition sont nombreux… Néanmoins, vous avez un avantage par rapport à la plupart : la traduction justement (qu'il faut faire valoir dans vos courriers, sans toutefois limiter vos compétences à cela… En effet, dans certaines structures, intéressantes par ailleurs, cette corde à votre arc ne sera pas utilisée). Le cas échéant, n'hésitez pas à me demander une lettre de recommandation et des conseils.
Donc, à présent… il est plus que temps de se mettre en chasse de la perle rare !

Denier billet de Jacqueline pour 2008

En photo : Festa del Pi par Guerau

Noël et tradition en Catalogne – La Fête du Pin

Las fiestas tradicionales de Fin de año en los pueblos de Cataluña :
« La Festa del Pi »

El penúltimo dia del año se prepara una de las fiestas más tradicionales en Centelles (Osona). El dia de Santa Coloma se celebra en este municipio la Festa del Pi, una fiesta con reminiscencias ancestrales y paganas en pleno solsticio de invierno para rendir culto a la fecundidad de la tierra. La festividad empieza el 26 de diciembre, a las 9h., cuando un grupo de galejadors (celebran las fiestas disparando escopetas) sale a escoger un pino en el bosque, con tronco recto y ramas espesas.
El día 30 llega la gran celebración. Después de hacer la misa matutina, los galejadors van al bosque a talar el árbol (no sin antes zamparse un buen desayuno de pan con butifarra), mientras van despertando a todo el pueblo disparando las escopetas. Una vez talado se transporta en un carro de bueyes que lo llevarán hasta el pueblo. A las 12h., el árbol hace su entrada triunfal en el pueblo, y lo dejan en la entrada de la iglesia, mientras a su alrededor se baila una danza tradicional. Pasado el mediodía, cerca de las 13h., se lleva al interior del templo, donde lo cuelgan sobre el altar mayor con cinco ramos de manzanas y neules atados a sus ramas, mientras los galejadors cantan el himno del pueblo. El árbol no se sacará hasta el día de Reyes. Ese día se reparten sus ramas y las manzanas, que se convierten en amuletos, según la tradición.

Devoirs de vacances (Noël), 10

En photo : Codorniz (Coturnix coturnix) par azteca404

À faire en 2h30, sans dictionnaire
(Texte donné à l’agregation interne en 2003 – si mes souvenirs sont bons)

El telón cayó entonces, y el público permaneció un segundo mudo, atónito, escuchando aún en aquel silencio que hubiera permitido oír la caída de una hoja, embargado por esa especie de pavor suavísimo que infunde en el alma el sentimiento de lo sublime. Una tempestad de bravos y de aplausos estalló al fin en el teatro, y Villamelón salió entonces de su arrobamiento, exclamando con aire de reconcentración profunda :
— ¡ Lo dije !… El vol-au-vent de codornices se me indigesta siempre…
Currita, prescindiendo también de su emoción artística, inclinóse vivamente al oído de Leopoldina para preguntarle rabiosa y preocupada :
— Pero, mujer… ¿ A quién mirará tanto Jacobo en ese palco de arriba ?…
Leopoldina volvió lentamente la cabeza, con ese arte inimitable que tienen las mujeres para ver sin mirar, y echó una rápida mirada al palco del Veloz-Club.
La garçonniere andaba revuelta, y Jacobo, en pie en el palco, flechaba los gemelos con distinguidísima insolencia en la dirección marcada por Currita, sin hacer caso de las chistosas observaciones que, a juzgar por sus risas, parecían hacerle los compañeros. Diógenes, mirando también hacia el mismo sitio, cogió a Jacobo por un brazo y echó al mismo tiempo, con la mano izquierda, una gran bendición en el aire. Riéronse los del palco estrepitosamente, y Leopoldina dijo muy seria :
— ¡ Anda !… Ya los casó Diógenes…
Currita, muy alterada, volvió a preguntar :
— Pero ¿ quién puede estar ahí ?…
Leopoldina, furiosa dilettante, que recorría siempre de gorra todos los palcos del Real, tenía al dedillo los abonos de cada turno y los abonados a cada localidad. Calculó un momento la dirección en que los del Veloz miraban, y dijo al cabo :
— No sé quién puede ser… ; ese palco no está abonado.
Fernandito, con las manos en los bolsillos del pantalón, daba pataditas en el suelo, diciendo tímidamente :
— Estoy fastidiado… ¿ Sabes Currita ?…
Curra nada sabía, ni parecía tampoco querer averiguarlo, y aconsejaba mientras tanto a Leopoldina que fuera en aquel entreacto a visitar a Carmen Tagle, en su platea, desde donde podían perfectamente descubrirse las incognítas o incogníta del palco de arriba.

Luis COLOMA, Pequeñeces (1890)

***

La traduction que je vous propose :

Le rideau tomba alors, et l’espace d’une seconde le public resta muet, abasourdi, encore à l’écoute dans ce silence dans lequel on eût pu entendre la chute d’une feuille, saisi de cette espèce de peur infiniment douce que le sentiment du sublime insuffle dans nos âmes. Un tonnerre de bravos et d’applaudissements éclata finalement dans le théâtre, et Villamelón sortit alors de l’état d’extase dans lequel il était plongé, s’exclamant avec une mine d’intense concentration :
— Je l’avais bien dit !… Je n’arrive jamais à digérer le vol-au-vent aux cailles…
Currita, laissant elle aussi son émotion artistique de côté, se pencha prestement vers l’oreille de Leopoldina pour lui demander, furieuse et préoccupée :
— Mais enfin… Qui crois-tu donc que Jacobo soit en train de regarder avec autant d’insistance depuis cette loge, en haut… ?
Leopoldina tourna lentement la tête, avec ce talent inimitable qu’ont les femmes pour voir sans regarder, et elle jeta un rapide coup d’œil vers la loge du Veloz-Club.
La garçonnière était en pleine ébullition, et Jacobo, debout dans la loge, braquait ses jumelles avec une insolence des plus distinguées dans la direction indiquée par Currita, sans faire cas des observations blageuses que, à en juger par leurs rires, semblaient lui faire ses compagnons. Regardant également vers le même point, Diógenes attrapa Jacobo par le bras tout en faisant le geste d’une bénédiction en l’air avec la main gauche. Les personnes présentes dans la loge se mirent à rire bruyamment, et Leopoldina dit, très sérieuse :
— Et voilà !… Ça y est, Diógenes les a mariés…
Très troublée, Currita, demanda de nouveau :
— Mais qui peut-il bien y avoir là-bas ?…
En dilettante invétérée qu’elle était, Leopoldina se débrouillait toujours pour fréquenter toutes les loges du Real à l’œil, et connaissait sur le bout des doigts les abonnements achetés pour chaque représentation et le nom des abonnés de chaque siège. Elle prit un moment pour déterminer avec précision la direction dans laquelle les gens du Veloz étaient en train de regarder, et finit par dire :
— Non, je ne vois pas qui cela peut être… ; il n’y a d’abonnement pour cette loge.
Les mains dans les poches de son pantalon, Fernandito frappait légèrement le sol du pied en disant timidement :
— J’en ai assez… tu sais, Currita ?…
Curra ne savait rien, pas plus qu’elle ne semblait vouloir entendre parler de quoi que ce soit. Tout ce qu’elle faisait, pour l'heure, c’était conseiller à Leopoldina de profiter de l’entracte pour aller rendre une petite visite à Carmen Tagle, dans sa baignoire, d’où l’on pouvait découvrir à loisir qui étaient les inconnues ou l’inconnue de la loge d’en haut.

***

Aurélie Bianchi nous propose sa traduction :

C’est alors que le rideau tomba, et le public resta muet le temps d’une seconde, stupéfait, écoutant encore dans ce silence qui aurait permit d’entendre tomber une feuille, embrigadé par cette espèce de torpeur qui emplit l’âme du sentiment du sublime. Une tempête de bravos et d’applaudissements éclata finalement dans le théâtre, et Villamelón sortit alors de son sommeil, s’exclamant dans un air de reconcentration profonde :
— Je l’avais bien dit !... Le vol-au-vent de cailles me donne toujours des indigestions…
Currita, refoulant elle aussi son émotion artistique, se pencha vivement à l’oreille de Leopoldina, furieuse et préoccupée, et lui demanda :
— Mais, enfin… Qui est-ce que Jacobo regarde tant dans ce balcon là haut ?...
Leopoldina tourna lentement la tête, avec cet art inimitable qu’ont les femmes pour voir sans regarder, et elle jeta un coup d’œil rapide au balcon du Club des Rapides.
La garçonnière se trouvait cachée et Jacobo, debout au balcon, faisait signe aux jumeaux, avec une insolence parfaitement visible, dans la direction montrée par Currita, sans prêter attention aux observations moqueuses que, à en juger par leurs rires, semblaient lui adresser ses camarades. Diógenes, qui regardait lui aussi vers le même endroit, saisit Jacobo par le bras en même temps qu’il lança dans l’air une grande bénédiction de la main gauche. Ceux du balcon ricanèrent, et Leopoldina rétorqua, très sérieuse :
— C’est pas vrai !... Diógenes les a déjà mariés…
Currita, très en colère, demanda encore une fois :
— Mais qui peut bien se trouver là ?...
Leopoldina, furieuse dilettante, qui parcourait toujours de biais tous les balcons du Real, avait entre ses doigts les abonnements de chaque représentation et les abonnés à chaque place. Elle calcula un moment la direction dans laquelle regardaient ceux des Rapides, et dit enfin :
— Je sais pas qui ça peut être…; ce balcon n’est pas abonné.
Fernandito, les mains dans les poches de son pantalon, tapait du pied sur le sol en disant timidement :
— J’en ai assez, tu sais Currita ?...
Curra ne savait rien, elle ne semblait même pas vouloir le vérifier, et pendant ce temps elle conseilla à Leopoldina qu’elle aille voir, pendant cet entracte, Carmen Tagle, sur son plateau, d’où elles pourraient parfaitement découvrir qui étaient les inconnues ou l’inconnue du balcon d’en haut.

***

Brigitte nous propose sa traduction :

Le rideau tomba alors et le public resta une seconde silencieux, ébahi, écoutant dans ce silence qui aurait permis d’entendre une feuille tomber, tétanisé par cette sorte de douce panique qui insuffle à l’âme la sensation du sublime. Un tonnerre de bravos et d’applaudissements explosa enfin dans le théâtre, et Villamelón sortit alors de son ravissement, en s’exclamant d’un air profondément concentré :
- C’est bien ce que je disais !...Le vol-au-vent de perdrix me reste toujours sur l’estomac…
Currita, oubliant aussi son émotion artistique, se pencha vivement à l’oreille de Leopoldina pour lui demander furieuse et inquiète :
- Mais, …Qui donc peut bien regarder Jacobo avec une telle insistance dans cette loge du haut ?...
Leopoldina leva lentement la tête, avec cet art inimitable qu’ont les femmes pour voir sans regarder, et jeta un rapide coup d’œil vers la loge du Veloz-Club.
La garçonnière était en pleine agitation et Jacobo, debout au balcon, dirigeait ses jumelles avec une insolence fort distinguée dans la direction indiquée par Currita, faisant fi des plaisanteries que, à en juger par leurs rires, semblaient lui faire ses camarades.
Diógenes, regardant aussi vers le même endroit, prit Jacobo par un bras et fit en même temps de la main gauche, un grand signe de bénédiction dans l’air. Les occupants de la loge éclatèrent de rire à grand bruit et Leopoldina dit très sérieusement :
- Et allez…Ca y est Diógenes les a mariés …
Currita, très contrariée, demanda à nouveau :
Mais qui peut bien être là ? …
Leopoldina, en dilettante acharnée, qui cherchait toujours des places à l’œil dans toutes les loges du Real, connaissait sur le bout des doigts les abonnements pour chaque représentation et les abonnés de chaque fauteuil. Elle évalua la direction dans laquelle regardaient les garçons du Veloz-Club et dit enfin :
- Je ne sais pas qui ça peut être… . Cette place loge n’est pas réservée.
Fernandito, les mains dans les poches de son pantalon, tapotait du pied par terre, en disant timidement :
- Je ne me sens pas bien…Tu sais, Currita ?...
Curra ne savait rien, elle ne semblait pas non plus vouloir le vérifier et elle conseillait cependant à Leopoldina d’aller voir Carmen Tagle, dans l’orchestre au cours de l’entracte; de là on pourrait parfaitement découvrir là ou les inconnues du balcon supérieur.

lundi 29 décembre 2008

Pour information

Pour ceux que cela intéresse, j'ai donné un corrigé de la proposition de traduction de Vanessa du devoir de vacances d'aujourd'hui, n°8, dans les commentaires à la fin du texte.

Une petite voix pour vous aider à avancer…

En photo : La lumière au bout du chemin par Rêveocéan

Nathalie m'envoie ces quelques lignes qui, dit-elle, l'aident dans la longue marche vers le point final de sa traduction longue. Généreusement, elle en fait profiter tout le monde. Merci à elle !

Le traducteur à la tâche

En cherchant dans mes archives un texte ou un article qui parlait de la traduction, je suis tombée sur cet extrait de Sous l’invocation de Saint Jérôme de Valéry Larbaud et j’ai pensé qu’il pourrait mettre du baume au cœur de tous les apprentis traducteurs de la TRSH 118 et qu’il nous fournirait une raison supplémentaire (si besoin était) de nous atteler à la tâche.

« Les joies et les profits du traducteur sont grands et dignes d’envie. Voilà un poème, un livre entier qu’il aime, qu’il a lu vingt fois avec délice et dont sa pensée s’est nourrie ; et ce poème, ce livre, ne sont pour son ami, pour les personnes qu’il estime et auxquelles il voudrait faire partager tous ses plaisirs, que du noir sur du blanc, le pointillé compact et irrégulier de la page imprimée, et ce qu’on appelle « lettre close ». –« Attendez un peu », dit le traducteur, et il se met au travail. Et voici que sous sa petite baguette magique, faite d’une matière noire et brillante engainée d’argent, ce qui n’était qu’une triste et grise matière imprimée, illisible, imprononçable, dépourvue de toute signification pour son ami, devient une parole vivante, une pensée articulée, un nouveau texte tout chargé du sens et de l’intuition qui demeuraient si profondément cachés, et à tant d’yeux, dans le texte étranger. »

Valéry Larbaud, Sous l’invocation de saint Jérôme, Gallimard

Pour information

Je viens de publier ma proposition de traduction pour le devoir de vacances n°4.

Pour information

Je viens de publier ma proposition de traduction pour le devoir de vacances n°3.

Devoirs de vacances (Noël), 9

En photo : Hormiga sube al albol par Vagamundos

Je pense que vous comprendrez tous, étudiants du groupe 2 de CAPES ou apprentis traducteurs, la saveur particulière qu'il y a dans ce "Hormiga sube al árbol". Ça ne vous rappelle rien ? Peut-être devrais-je alterner, pour laisser el mono se reposer un peu.

À faire en 2h30, sans dictionnaire

Ñam ñam

Nada más entrar en el restaurante nos abordó un chino tan untuoso de modales como pérfido de catadura, que insistió, como primera providencia, en que me despojara de la gabardina que traía abotonada hasta la nuez y la depositara en el guardarropa. Yo me resistí pretextando ser friolero de natural.
—Restaurante ser un horno —perseveró el chino—. Servidor tener camisa pegada a cuerpo.
Se quitó la chaquetilla y nos mostró los húmedos rodetes que circundaban sus axilas. Por no empezar mal la velada me quité la gabardina y la dejé sobre el mostrador del guardarropa. El rostro del chino permaneció inescrutable a la vista de mi atuendo, pero no me pasó por alto el disimulado codazo que le dio a otro chino que por allí pasaba. La Emilia se puso a contemplar la abigarrada decoración del establecimiento como si no me conociera. Mientras el chino me entregaba el resguardo de la gabardina, le pregunté si había llegado un señor italiano, a lo que contestó deshaciéndose en zalamerías :
—Famoso productor estar esperando en reservado. Larga espera. Subirse por paredes.
Nos hizo recorrer un pasillo oscuro que desembocaba en el salón comedor donde había unos pocos comensales con aspecto desvalido, atravesar éste y pasar a un reservado situado al fondo, junto a las cocinas, y separado del resto por unas mamparas como de papel cebolla. Era el reservado una especie de toril con una mesita en el centro a la que alguien, quién sabe con qué intenciones, había serrado las cuatro patas. En la estera que cubría el suelo se sentaba un individuo cincuentón, de aspecto aristocrático, escrupulosamente vestido y agraciado con una perilla blanca que contrastaba con su cabellera color de azafrán. Al vernos entrar hizo el productor, pues de él sin duda se trataba, ademán de levantarse, pero llevaba mucho rato en aquella forzada postura y sólo consiguió soltar una prolongada pedorrera y volver a caer en la misma posición.
—Mi excusi —dijo a la Emilia señalándose la entrepierna—: le gambe tumefacte. Ah, vedo que la signorina vieni colla sua tieta, mi piace, mi piace.
Pasé por alto el sarcasmo y me presenté.
—Soy el agente de la señorita Trash. ¿Habla usted nuestro idioma?
—A fe que lo hablo, y con notable fluidez —dijo el italiano—. Me llaman il poliglota di Cinecittá. ¿Qué les parece si pedimos? Tengo el estómago en los pies. ¡Eh, tú, Fumanchú, ven acá!
El chino, que se había quedado junto a la puerta, asomó la cabeza, más siniestro que nunca.
—Mira —le dijo el productor—, nos traes un poco de esto y un poco de aquello, que así probaremos de todo. Para beber yo quiero una botella de tinto de la casa; a la señorita me le traes un agua mineral sin gas, y a la carabina, una pepsi-cola.
Se retiró sigiloso el chino deslizando una puerta corredera y dejándonos a los tres encerrados en el reservado y sin saber qué decir. Fue la Emilia la que rompió el silencio y lo hizo de un modo harto sorprendente.
—Mire usted, señor —le dijo al productor—, yo no sé quién es usted ni qué quiere de mí, pero puedo asegurarle que esta farsa es innecesaria, porque yo soy ajena a todo este mare mágnum. Me he visto involucrada en él a mi pesar y por mi mala cabeza. Lo único que deseo es vivir en paz y no pasar más sobresaltos. Lo que usted busca, según creo, es un maletín que yo robé en Madrid. El maletín está en la consigna del aeropuerto. Puede usted pasar a retirarlo cuando guste y que buen provecho le haga. En cuanto a mi discreción, puede contar con ella: ni sé nada ni aunque lo supiera iría con el soplo a la policía. Lo único que le pido a cambio es que no se vuelva a interponer en mi vida y, de paso, que tampoco le haga nada a este camarada a quien no voy a dejar en la estacada. No creo que después de esto tengamos nada más que hablar. Aquí tiene usted, señor, el resguardo de la consigna.
Rebuscó en su bolso, sacó un ticket arrugado y se lo dio al productor, que se lo guardó en el bolsillo superior de la americana. Yo no sabía qué cara poner.

Eduardo Mendoza, El laberinto de las aceitunas

***

La traduction « officielle », Le labyrinthe aux olives, réalisée par Françoise Rosset, pour les éditions du Seuil, 1985, p. 89-91 :

À peine entrés dans le restaurant, nous fûmes abordés par un Chinois dont les manières étaient aussi onctueuses que la mine perfide, et qui insista, comme une marque d’attention, pour que je me défasse de la gabardine que j’avais boutonnée jusqu’au cou et la dépose au vestiaire. Je refusai, prétextant ma nature frileuse.
— Restaurant être chaud comme un four, insista le Chinois. Serviteur avoir chemise collé au corps.
Il ôta sa veste et nous montra des ronds de sueur sous ses aisselles. Pour ne pas mal commencer la soirée, j’enlevai ma gabardine et la laissai sur le comptoir du vestiaire. Le visage du Chinois demeura impénétrable à la vue de ma tenue, mais le discret coup de coude qu’il donna à un autre Chinois qui passait par là ne m’échappa point. Emilia s’était mise à contempler la décoration bariolée de l’établissement, faisant celle qui ne me connaissait pas. Tandis que le Chinois me remettait un ticket de vestiaire, je lui demandai si un monsieur italien n’était pas arrivé, à quoi il répondit en se pliant en mille courbettes :
— Fameux producteur attendre dans cabinet particulier. Attendre longtemps. Ne plus tenir en place.
Il nous fit parcourir un couloir obscur qui déboucha dans une salle à manger où dînaient quelques clients d’aspect minable. Nous traversâmes cette pièce pour passer dans une autre, proche des cuisines, isolée par des paravents qui semblaient faits de papier pelure. Ce cabinet particulier était une sorte de réduit avec en son centre une petite table dont, Dieu sait dans quel but, on avait scié les quatre pieds. Sur la natte qui recouvrait le sol était assis un homme, dans la cinquantaine, d’aspect distingué, d’une mise soignée et portant une barbiche blanche qui contrastait avec ses cheveux couleur safran. En nous voyant entrer, le producteur, car il s’agissait sans aucun doute de lui, tenta de se lever, mais il devait être depuis si longtemps dans cette posture inhabituelle qu’il ne parvint qu’à lâcher une longue suite de pets ; puis il retomba dans la même position.
— Mi excusi, dit-il à Emilia en montrant son entrejambe : le gambe tumefacte. Ah, vedo que la signorina vieni colla sua tieta, mi piace, mi piace.
Je fis mine de ne pas comprendre le sarcasme et me présentai :
— Je suis l’agent de Mlle Trash. Parlez-vous notre langue ?
— Certes, et assez couramment même, dit l’Italien. On m’appelle il poliglota di Cinecittà. Si nous commandions le menu, qu’en pensez-vous ? J’ai l’estomac dans les talons. Eh ! toi, Fu Manchu, approche !
Le Chinois qui était resté près de la porte, passa une tête plus sinistre que jamais.
— Écoute, commanda le producteur, tu vas nous apporter un peu de ceci et un peu de cela, pour que nous goûtions à tout. Pour boire, je veux une bouteille de vin rouge de la maison ; tu apporteras de l’eau minérale sans gaz pour mademoiselle et, pour ce zigoto, un Pepsi-Cola.
Le Chinois se retira sans bruit en refermant la porte glissante qui nous laissa enfermés tous les trois dans le cabinet particulier sans que nous sachions quoi nous dire. C’est Emilia qui rompit le silence et d’une manière tout à fait inattendue.
— Voyez-vous, monsieur, dit-elle au producteur, je ne sais pas qui vous êtes, ni ce que vous attendez de moi, mais je puis vous assurer que toute cette mise en scène est inutile car je n’ai rien à voir dans cet embrouillamini. On m’y a fourrée malgré moi et j’ai cédé par étourderie. Tout ce que je demande, c’est qu’on me laisse vivre en paix. Je pense que vous cherchez une mallette que j’ai volée à Madrid. Elle est à la consigne de l’aéroport. Vous pouvez passer la reprendre quand vous voudrez et grand bien vous fasse ! Vous pouvez compter sur ma discrétion : je ne sais rien et, même si je savais quelque chose, je ne dirais rien à la police. La seule chose que je vous demande en échange, c’est de ne plus intervenir dans ma vie et, soit dit en passant, de ne rien faire non plus à mon camarade ici présent, que je ne veux pas laisser tomber. Je crois que nous n’avons rien d’autre à nous dire. Voici, monsieur, le bulletin de consigne.
Elle fouilla dans son sac, en sortit un ticket froissé et le donna au producteur qui l’introduisit dans la poche intérieure de sa veste. Moi, je ne savais pas quelle tête faire.

***

La traduction que je vous propose :

Miam Miam

À peine entrés dans le restaurant, nous fûmes abordés par un Chinois dont les manières étaient aussi onctueuses que la mine était perfide. Il insista pour que, toutes affaires cessantes, je me défasse de la gabardine que je portais boutonnée jusqu'au cou et que je la laisse au vestiaire. Je renâclai, prétextant être de nature frileuse.
— Restaurant être four – revint à la charge le Chinois. Serveur avoir chemise collée à corps.
Joignant le geste à la parole, il ôta son gilet et nous montra les auréoles de sueur qu'il avait sous les bras. Ne voulant pas que la soirée commence mal par ma faute, j'enlevai finalement ma gabardine et la posai sur le comptoir du vestiaire. Le visage du Chinois demeura de marbre à la vue de mon accoutrement, mais je ne manquai pas pour de remarquer le discret coup de coude qu'il envoya à un autre Chinois qui passait dans le coin. Emilia, elle, s'absorba dans la contemplation de la décoration bariolée de l'établissement, comme si elle ne me connaissait pas. Tandis que le Chinois me remettait le ticket pour ma gabardine, je lui demandai si un monsieur italien était arrivé. Il répondit, avec force courbettes :
— Célèbre producteur attendre dans salon privé. Lui attendre longtemps. Lui comme un camion de puces.
Il nous fit parcourir un couloir sombre débouchant dans une salle à manger où dînaient une poignée de clients à l'aspect plutôt minable. Nous la traversâmes puis nous entrâmes dans un salon privé situé au fond, près des cuisines, et séparé du reste par des paravents en papier pelure. Ce salon privé ressemblait à une espèce de toril, avec, au centre, une petite table à qui, Dieu seul sait pourquoi, quelqu'un avait scié les quatre pieds. Sur la natte qui couvrait le sol, était assis un homme, la cinquantaine bien tassée, à l'allure aristocratique, soigneusement vêtu et favorisé par une barbiche blanche en contraste avec la couleur safran de sa chevelure. En nous voyant arriver, le producteur – car il ne pouvait s'agir que de lui – fit mine de se lever ; mais, comme il était resté dans cette inconfortable position pendant un bon moment, tout ce qu'il obtint fut de lâcher un chapelet de perlouzes et de retomber dans la même position.
— Mi excusi – dit-il à l'attention d'Emilia en désignant son entrejambe. Le gambe tumefacte. Ah, vedo que la signorina vieni colla sua tieta, mi piace, mi piace.
Je passai outre le sarcasme et me présentai.
— Je suis l'agent de mademoiselle Trash. Parlez-vous notre langue ?
— Certes oui, et assez couramment de surcroît – répondit l'Italien. On m'appelle il poliglota di Cinecittá. Bien… et si nous commandions ? J'ai l'estomac dans les talons. Eh toi, Chang viens voir un peu ici !
Le Chinois, qui était resté près de la porte, avança la tête, plus sinistre que jamais.
— Écoute donc – lui lança le producteur –, tu vas nous apporter un peu de ceci et un peu de cela, pour qu'on goûte de tout. Côté boissons, moi, je vais prendre une bouteille de rouge de la maison ; pour la petite demoiselle, là, ce sera de l'eau minérale plate et pour l'autre chaperon, un Pepsi-Cola.
Le Chinois se retira discrètement en refermermant derrière lui une porte coulissante, nous laissant tous les trois prisonniers de ce salon privés et sans savoir quoi dire. C'est finalement Emilia qui rompit le silence, au demeurant d'une manière particulièrement inattendue.
— Voyez-vous, monsieur – interpella-t-elle le producteur – j'ignore qui vous êtes et ce que vous me voulez, mais je peux vous assurer que toute cette mise en scène est inutile, parce que personnellement, je n'ai rien à voir dans cet imbroglio. Je m'y suis trouvée impliquée bien malgré moi et par un manque de jugeote. La seule chose que je souhaite, c'est vivre en paix et sans davantage d'émotions de la sorte. À ce que je comprends, vous êtes à la recherche d'une malette que j'ai volée à Madrid. Or cette malette se trouve à la consigne de l'aéroport. Vous pouvez passer la retirer quand bon vous semble. Grand bien vous fasse ! Sachez que vous pouvez compter sur ma discrétion : je ne sais rien, et même si je savais quoi que ce soit, loin de moi l'intention d'aller chanter chez la police. Tout ce que je vous demande en échange, c'est de ne plus intervenir dans ma vie, et, par la même occasion, de ne rien faire non plus contre mon camarade ici présent, que je n'ai pas l'intention de laisser tomber comme une vieille chaussette. Sur ces bonnes paroles, je crois que nous n'avons rien d'autre à nous dire. Cher monsieur, voici le ticket de la consigne.
Elle fouilla dans son sort, en sortit ledit ticket, froissé, et le remit au producteur, qui le rangea dans la poche intérieure de sa veste. Quant à moi, j'étais bien en peine de savoir quelle tête il fallait que je fasse.

***

Vanessa nous propose sa traduction avec une demande d'indulgence formulée en ces termes : « je pense que ma traduction ressemble plus à el mono platano comer en el arbol que à la hormiga en el arbol, pero bueno… »

Nam, Nam

Au moment où nous entrions, nous aborda un chinois aussi onctueux de manières que perfide d’aspect, qui insista, comme première providence, pour que j’ôtasse l’imperméable que je portais boutonné jusqu’à la pomme d’Adam et que je laissasse au vestiaire. Je m’y niais prétextant être frileux de nature.
— Restaurant être comme un four – persévéra le chinois. Serveur avoir chemise collée au corps.
Il enleva son gilet fin et nous montra les humides auréoles de sueur qui entouraient ses aisselles. Pour ne pas mal commencer la soirée, j’enlevai mon imperméable et le laissai sur le comptoir du vestiaire. Le visage du chinois resta impénétrable à la vue de mon accoutrement, mais il ne put me dissimuler le discret coup de coude qu’il donna à un autre chinois qui passait par-là. La Emilia se mit à contempler la bigarrée décoration de l’établissement comme si elle ne me connaissait pas. Alors que le chinois me donnait le ticket du vestiaire pour l’imperméable, je lui demandai si était arrivé un homme italien, ce à quoi il répondit en s’attardant sur des détails.
— Célèbre producteur être en train d’attendre dans salon privé. Longue attente. Monter aux murs.
Il nous fit parcourir un couloir sombre qui débouchait dans la salle de restauration où il y avait quelques clients avec un air déshérité, traverser celle-ci et passer dans un salon privé situé au fond, à côté des cuisines, et séparé du reste par des paravents semblables à du papier oignon. Le salon privé était une espèce de toril avec une table basse au milieu, à laquelle, quelqu’un avec qui sait quelles intentions, avait scié les quatre pattes. Sur le tapis qui couvrait le sol était assis un individu d’une bonne cinquantaine d’années, à l’aspect aristocratique, scrupuleusement vêtu et à la grâce d’une petite barbe blanche qui contrastait avec sa chevelure couleur safran. En nous voyant entrer le producteur fit, il ne pouvait s’agir que de lui, geste de se lever, mais il était resté assis tant de temps dans cette posture forcée qu’il ne parvint qu’à émettre une longue flatulence et retomber dans la même position.
— Mi excusi – dit-il à la Emilia lui montrant son entrejambes. Le gambe tumefacte. Ah, vedo que la signorina vieni colla sua tieta, mi piace, mi piace.
Je passai outre le sarcasme et me présentai.
— Je suis l’agent de Mademoiselle Trash. Parlez-vous notre langue ?
— Evidemment que je la parle, et avec une remarquable fluidité – dit l’italien – On m’appelle il poliglota di Cinecitta. Qu’est-ce que vous en pensez si nous commandons ? J’ai l’estomac dans les chaussettes. Eh, toi, Fumanchu, viens ici !
Le chinois qui était resté près de la porte, tendit la tête, plus sinistre que jamais.
— Ecoute, lui dit le producteur, tu nous amènes un peu de ceci et un peu de cela, et ainsi on goûtera à tout. Comme boisson, moi je veux une bouteille de vin rouge de la maison, à la jeune femme tu me lui amènes de l’eau minérale, et à la carabine, un pepsi-cola.
Le chinois se retira discret faisant glisser une porte coulissante nous laissant ainsi tous les trois enfermés dans le salon privé et sans savoir que dire. Ce fut la Emilia qui brisa le silence et elle le fit d’une façon extrêmement surprenante.
— Voyez-vous, Monsieur – dit-elle au producteur –, moi je ne sais pas qui vous êtes ni ce que vous attendez de moi, mais je peux vous assurer que cette farce n’est pas nécessaire, car je suis étrangère à tout ce mare magnum. Je me suis vue intégrée dans celui-ci à mon grand regret et à cause de ma mauvaise tête. La seule chose que je désire est vivre en paix et ne plus avoir de sursauts. Ce que vous cherchez, d’après ce que je pense, c’est une mallette, que j’ai volée à Madrid. La mallette se trouve à la consigne de l’aéroport. Vous pouvez allez la reprendre quand vous voulez et que cela vous fasse le plus grand bien. Quant à ma discrétion, vous pouvez y compter : je ne sais rien et même si je le savais je n’irais pas le raconter à la police. La seule chose que je vous demande en échange est que vous ne vous interposiez plus dans ma vie et, soit dit en passant, que vous ne fassiez rien à ce camarade que je ne vais pas laisser tomber. Je ne pense pas qu’après ceci nous ayons quelque chose à ajouter. Ici vous avez, Monsieur, le ticket de la consigne.
Elle fouilla dans son sac, en sortit un ticket chiffonné et le donna au producteur, lequel le garda dans la poche supérieure de sa veste. Moi, je ne savais quelle tête faire.

***

Aurélie Breuil nous propose sa traduction :

Ñam ñam

Aussitôt entrés dans le restaurant, on fut abordé par un chinois aux manières aussi mielleuses qu’à la mine perfide. Comme première prévoyance, il insista pour que je me dévête de ma gabardine que je portais boutonnée jusqu’à la pomme d’Adam et pour que je la dépose dans le vestiaire. Moi je résistai prétextant être frileux par nature.
-Restaurant être un four-persévéra le chinois-, Serviteur avoir chemise collée au corps.
Il enleva sa petite veste et nous montra les tortillons humides qui encerclés ses aisselles. Pour ne pas mal commencer la veillée, j’enlevai ma gabardine et je la laissai sur le comptoir du vestiaire. Le visage du chinois resta impénétrable à la vue de ma toilette, mais le coup de coude donné en douce à un autre chinois qui passait par là ne m’échappa pas. L’Emilia commença à contempler la décoration bigarrée de l’établissement comme si elle ne me connaissait pas. Tandis que le chinois me confiait le reçu de la gabardine, je l’interrogeai si un monsieur italien était arrivé, ce à quoi il répondit en se confondant en salamalecs:
-Fameux producteur être en train d’attendre dans salon privé. Longue attente. Monter aux murs.
Il nous fit parcourir un petit couloir sombre qui débouchait dans la salle à manger ou il y avait quelques convives à l’aspect déshérité, il nous la fit traverser et aller dans un salon privé situé au fond, près des cuisines, et séparé du reste par des paravents fins comme de la peau d’ognon. Le salon réservé était une sorte de loge avec au milieu une petite table, à laquelle quelqu’un, qui sait dans quelles intentions, avait scié les quatre pieds. Sur la natte qui recouvrait le sol, était assis un quinqua, à l’aspect aristocratique, vêtu scrupuleusement et orné d’une barbiche blanche qui contrastait avec sa chevelure de la couleur du safran. En nous voyant entrer, le producteur fit, car il s’agissait bien de lui sans aucun doute, mine de se lever, mais cela faisait longtemps qu’il se tenait dans cette position forcée et il réussit seulement à lâcher un pet et à retomber dans la même position.
-Mi excusi-dit il à la Emilia montrant son entrejambe: le gambe tumefacte. Ah, vedo que la signorina vieni colla sua tieta, mi piace, mi piace.
Je dépassai mon sarcasme et me présentai.
-Je suis l’agent de Mademoiselle Trash. Vous parlez notre langue, Monsieur?
-A fe que je la parle et avec une fluidité remarquable- dit l’italien-.On m’appelle il poliglota di Cinecittà. Que diriez-vous de passer commande? J’ai l’estomac en bas des chaussettes.
Eh, toi Fu Manchu, viens ici!
Le chinois, qui était resté près de la porte, montra sa tête, plus sinistre que jamais.
-Regarde-lui dit le producteur-, tu nous apportes un peu de ça et un peu de ça, ainsi on goutera à tout. Pour boire je veux une bouteille du rouge de la maison; a la demoiselle vous me lui apportez une bouteille d’eau minérale plate, et à la carabina, un Pepsi cola.
Le chinois se retira discrètement, faisant glisser une porte dérobée, et nous laissant tous trois enfermés dans le salon privé et sans savoir quoi dire. Ce fut l’Emilia celle qui rompit le silence et elle le fit d’une manière plus que surprenante.
-Regardez, Monsieur, dit elle au producteur-, moi je ne sais pas qui vous êtes ni ce que vous voulez de moi, mais je peux vous assurer que cette farce est inutile, parce que je suis étrangère à tout ce magma. Je me suis retrouvée plongée dedans contre ma volonté et à cause de ma mauvaise tête. Je ne désire qu’une seule chose: vivre en paix et ne pas avoir d’avantage de craintes.
Ce que vous recherchez, je crois, c’est une valisette que j’ai volé à Madrid. La valisette est à la consigne de l’aéroport. Vous pouvez passer la retirer quand bon vous semble, et faites en bon profit! Quant à ma discrétion, vous pouvez compter dessus: je ne sais rien et même si je le savais, je n’irais pas le dénoncer à la police. La seule chose que je vous demande en échange c’est de ne plus vous interposer dans ma vie et, par la même occasion que vous ne fassiez rien à mon ami, que je ne vais pas laisser dans le pétrin. Je ne crois pas qu’après ceci nous ayons d’autres choses à nous dire. Vous avez ici, Monsieur, le reçu de la consigne.
Elle rechercha dans son sac, sortit un ticket froissé et le donna au producteur, qui le garda dans la poche supérieure de sa veste. Je ne savais pas quelle tête faire!

***

Marlène nous propose sa traduction :
Miam miam

A peine entré dans le restaurant, nous fûmes abordés par un chinois, aussi onctueux dans ses manières que perfide dans son attitude, qui insista, comme première résolution, pour que j'enlevasse mon manteau que je portais boutonné jusqu'au cou, et que je le déposasse au vestiaire. Je résistai sous prétexte d'être de nature frileuse.
⁃ Restaurant être four -persévéra le chinois-. Serveur avoir chemise collée au corps.
Il enleva son veston et nous montra les traces humides qui auréolaient ses aisselles. Pour ne pas mal commencer la soirée, j'ôtai mon manteau et le laissai sur le comptoir du vestiaire. Le visage du chinois demeura impassible en voyant mon accoutrement, mais je ne pus faire abstraction du coup de coude dissimulé qu'il donna à un autre chinois qui passait par là. Emilia se mit à contempler la décoration bigarrée de l'établissement comme si elle ne me connaissait pas. Pendant que le chinois me donnait le ticket pour mon manteau, je lui demandai si un monsieur italien était arrivé, ce à quoi il répondit en se répandant en flatteries:
⁃ Fameux producteur être en train d'attendre dans petite salle. Longue attente. Monter par murs.
⁃ Il nous fit parcourir un couloir obscur qui débouchait dans la salle à manger où il y avait quelques convives à l'allure dépouillée; nous la traversâmes et passâmes dans une petite salle située au fond, à côté des cuisines et séparée du reste par des paravents comme en papier crépon. La petite salle était une espèce de toril avec une petite table, au centre, à laquelle quelqu'un, qui sait avec quelles intentions, avait scié les quatre pattes. Sur le parquet qui couvrait le sol s'asseyait un individu cinquantenaire, à l'aspect aristocratique, scrupuleusement habillé et doté d'une barbiche blanche qui contrastait avec sa chevelure couleur safranée. Quand il nous vit entrer, le producteur, car il s'agissait sans aucun doute de lui, fit mine de se lever mais il était dans cette posture forcée depuis un long moment et il ne put que lacher une plainte prolongée et retomber dans la même position.
⁃ Mi excusi – dit-il à Emilia en montrant son entrejambe-: le gambe tumefacte. Ah, vedo que la signorina vieni colla sua tieta, mi piace, mi piace.
Je ne fis pas attention à son sarcasme et je me présentai:
⁃ Je suis l'agent de Mademoiselle Trash. Vous parlez notre langue?
⁃ Biensur que je la parle, et avec une fluidité notoire – répondit l'italien. On m'appelle il poliglota di Cinecittà. Et si nous commandions, qu'en pensez-vous? J'ai l'estomac dans les talons. Hey, toi, Fumanchù, viens ici!
Le chinois, qui était resté près de la porte, montra sa tête, plus sinistre que jamais.
⁃ Ecoute -lui dit le producteur-, tu nous amènes un peu de ça et un peu de ça, comme ça, nous goûterons à tout. Comme boisson, je veux une bouteille du vin de la maison; à la demoiselle, tu lui apportes de l'eau minérale sans bulle et au chaperon, un coca-cola.
Le chinois se retira silencieusement en ouvrant une porte coulissante, nous laissant tous les trois enfermés dans la petite salle et ne sachant que dire. C'est Emilia qui rompit le silence et elle le fit d'une façon bien surprenante.
— Ecoutez Monsieur -dit-elle au producteur-, je ne sais pas qui vous êtes, ni ce que vous attendez de moi, mais je peux vous assurer que cette farce n'est pas nécessaire car je suis insensible à tout ce mare magnum. Je m'y suis trouvée impliquée malgré moi et à cause de mon sale caractère. La seule chose que je désire, c'est vivre en paix et ne plus connaître de mauvaises passes. Ce que vous cherchez, je pense, c'est une malette que j'ai volée à Madrid. La malette est à la consigne de l'aéroport. Vous pouvez passer la prendre quand il vous plaira et grand bien vous fasse. Quant à ma discrétion, vous pouvez y compter: je ne sais rien et même si je le savais, je n'irais pas le raconter à la police. La seule chose que je vous demande en échange, c'est que vous ne vous interposiez plus dans ma vie et, à propos, que vous ne fassiez rien non plus à ce camarade que je ne vais pas laisser en plan. Je crois qu'après ça, nous n'aurons plus rien à nous dire. Vous avez ici, Monsieur, le ticket de la consigne.
Elle farfouilla dans son sac, sortit un ticket chiffonné et le donna au producteur, qui le rangea dans la poche supérieure de sa veste. Moi, je ne savais pas quelle tête faire.

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Laure L. nous propose sa traduction :
A peine étions nous entrés dans le restaurant que nous aborda un chinois aux manières aussi mielleuses que sa mine était perfide, et qui insista, premier coup du sort, pour que je me défisse de la gabardine que je portais boutonnée jusqu’en haut et que je la déposasse au vestiaire. Je résistai, prétextant être d’un naturel frileux.
- Restaurant être un four – persévéra le chinois- serveur avoir chemise collé à corps.
Il enleva sa veste et nous montra les auréoles humides qui entouraient ses aisselles. Pour ne pas mal commencer la soirée, j’enlevai ma gabardine et la laissai sur le comptoir du vestiaire.
Le visage du chinois demeura impassible à la vue de ma tenue, mais le coup de coude discret qu’il donna à un autre chinois qui passait par là ne m’échappa pas. Emila se mit à contempler la décoration bigarrée de l’établissement come si elle ne me connaissait pas. Pendant que le chinois me confiait le reçu pour ma gabardine, je lui demandai si un italien était arrivé, ce à quoi il me répondit en se répandant en flatteries :
- Célèbre producteur en train d’attendre dans salon particulier. Attendre longtemps. Grimper aux murs.
Il nous fit parcourir un couloir obscur qui débouchait sur la salle à manger où il y avait quelques convives à l’air déshérité, traverser cette salle et passer dans un salon particulier situé au fond, à côté des cuisines, et séparé du reste par des paravents fins comme du papier de riz. Le salon particulier était une sorte de toril avec une table au milieu à laquelle quelqu’un, qui sait avec quelles intentions, avait scié les quatre pieds. Sur la natte qui couvrait le sol s’asseyait un individu quinquagénaire, l’air aristocratique, habillé de façon très soignée et charmé par une petite chienne blanche qui contrastait avec sa chevelure safran. En nous voyant entrer, le producteur, car sans doute s’agissait-il de lui, fit le geste de se lever, mais cela faisait un bon moment qu’il était dans cette position forcée et il ne parvint qu’à produire une pétarade prolongée et à se laisser retomber dans la même position.
- Mi excusi – dit-il à Emilia en lui montrant son entrejambe - : le gambe tumefacte. Ah, vedo que la signorina vieni colla sua tieta, mi piace, mi piace.
J’ignorai le sarcasme et me présentai.
- Je suis l’agent de mademoiselle Trash. Parlez-vous notre langue ?
- Ma foi je la parle, et avec une fluidité remarquable – dit l’italien-. On m’appelle il poliglota di cinecittá. Qu’en pensez-vous si nous commandons ? J’ai l’estomac dans les talons. Et toi, Fumanchú, viens ici ! Le chinois qui était resté à côté de la porte pencha la tête, plus sinistre que jamais.
- Ecoute – dit le producteur -, tu nous apportes un peu de ci un peu de ça, ainsi nous goûterons à tout. Pour boire je prendrais une bouteille du vin de la maison ; à la demoiselle tu me lui apportes une eau plate minérale, et au chaperon, un pepsi-cola.
Le chinois se retira silencieux en se glissant par une porte coulissante et nous laissant tous les trois enfermés dans le salon particulier sans savoir que dire. Ce fut Emilia qui rompit le silence et elle le fit d’une façon assez surprenante.
- Ecoutez bien monsieur - dit-elle au producteur -, je sais qui vous êtes et ce que vous voulez de moi, mais je peux vous assurer que cette farce est inutile, car je suis étrangère à tout ce mare magnum. Je m’y suis vue impliquée malgré moi et à cause de ma mauvaise tête. La chose que je désire c’est vivre en paix et ne pas subir d’autres soubresauts. Ce que vous cherchez, d’après ce que je sais, c’est une mallette que j’ai volée à Madrid. La mallette est à la consigne de l’aéroport. Vous pouvez aller la retirer quand il vous plaira et que grand bien vous fasse. En ce qui concerne ma discrétion, vous pouvez compter dessus : je ne sais rien et même si je savais quelque-chose je n’irais pas moucharder à la police. La seule chose que je vous demande en échange c’est de ne plus vous mêler de ma vie et, au passage, ne faite rien non plus à ce camarde que je ne vais pas laisser tomber. Je ne crois pas qu’après tout cela nous n’ayons rien de plus à nous dire. Voici, monsieur, le reçu de la consigne.
Elle chercha dans son sac, en sortit un ticket tout froissé et le donna au producteur qui le rangea dans la poche intérieure de sa veste. Je ne savais pas quel air adopter.

***

Barbara nous propose sa traduction :

Miam miam

A peine étions-nous entrés dans le restaurant que nous aborda un chinois aussi onctueux dans ses manières que perfide de figure, qui insista, comme un premier signe du destin, pour que je me dépouillasse de ma gabardine, que je portais boutonnée jusqu’ à la pomme d’Adam et que je la remisse au vestiaire. Mais je m’y refusai, prétextant être frileux par nature.
—Restaurant être un four —persévéra le chinois—. Serveur avoir chemise collée à corps. Il enleva sa veste courte et nous montra les humides cercles qui entouraient ses aisselles. Afin de ne pas mal commencer la soirée, je quittai ma gabardine et je la laissai sur le comptoir du vestiaire. Le visage du chinois demeura impassible à la vue de ma tenue, mais le coup de coude dissimulé qu’il donna à un autre chinois qui passait par là ne me passa pas inaperçu. Emilia se mit à contempler la décoration bigarrée de l’établissement, comme si elle ne me connaissait pas. Tandis que le chinois me remettait le coupon de ma gabardine, je lui demandai s’il n’était pas arrivé un monsieur italien, ce à quoi il répondit en se confondant en flatteries.
— Célèbre producteur être attendant dans salle privée. Longue attente. Très, très fâché.
Il nous fit parcourir un couloir sombre qui débouchait sur la salle à manger où se trouvaient quelques clients à l’aspect misérable, traverser celle-ci et entrer dans une salle privée située au fond, à côté des cuisines, et séparée du reste par des panneaux tel du papier en pelure d’ oignon. Cette salle privée était une espèce d’enceinte pourvue au centre d’une petite table dont quelqu’un, qui sait dans quelle intention, en avait scié les quatre pieds. Sur le tapis qui couvrait le sol, était assis un individu qui avait la cinquantaine, d’aspect aristocratique, scrupuleusement vêtu et rehaussé d’une barbichette blanche qui contrastait avec sa chevelure couleur safran. En nous voyant entrer, le producteur, car sans aucun doute il s’agissait bien de lui, fit mine de se lever, mais il se maintenait un bon bout de temps dans cette position embarrassée et ne parvint qu’à laisser échapper une série de pets prolongée et à retomber dans cette même position.
—Mi excusi —dit-il à Emilia, tout en lui montrant son entre-jambe — : le gambe tumefacte. Ah, vedo que la signorina vieni colla sua tieta, mi piace, mi piace. Je passai sur son sarcasme et je me présentai.
—Je suis l’agent de mademoiselle Trash. Parlez-vous notre langue ?
—Pour sûr que je la parle, et avec une aisance remarquable —dit l’italien. On m’appelle il poliglota di Cinecittà. Ca vous dirait de passer commande ? J’ai l’estomac dans les talons. Eh ! Toi, Fumanchú ! Viens-ici ! Le chinois, qui était resté près de la porte, montra sa tête, plus sinistre que jamais.
—Ecoute—lui dit le producteur— tu nous apportes un peu de ceci et un peu de cela, comme ça nous goûterons à tout. En boisson, je veux une bouteille de rouge maison, à cette demoiselle, tu me lui apportes une eau minérale non gazeuse, et à son gorille, un pepsi-cola. Le chinois se retira discrètement, glissant une porte coulissante et nous laissant tous les trois enfermés dans la salle privée, sans savoir quoi raconter. C’est Emilia qui rompit le silence et elle le fit d’une façon assez surprenante.
—Ecoutez bien, monsieur —lui dit- elle au producteur, je ne sais pas qui vous êtes, ni ce que vous attendez de moi, mais je peux vous assurer que cette farce est inutile, parce que je suis étrangère à toute cette embrouille. Je m’y suis vu embarquée malgré moi et à cause de mon manque de jugeote. Je ne désire qu’une seule chose, c’est vivre en paix et ne plus avoir à vivre à l’improviste. Ce que vous cherchez, d’ après ce que je crois, c’est une mallette que j’ai volé à Madrid. La mallette se trouve dans la consigne de l’aéroport. Vous pouvez passer le retirer quand il vous plaira et pourvu que vous en tiriez bien du profit. Quant à ma discrétion, vous pouvez compter sur elle : je ne sais rien et même si je savais quelque chose, je n’irais pas vous donnez à la police. La seule chose que je vous demande en échange c’est que vous ne fassiez plus intrusion dans ma vie et, au passage, que vous ne fassiez rien non plus à ce camarade, que je ne vais pas laisser en rade. Je ne crois pas qu’après cela nous ayons grand-chose à nous dire. Voici pour vous, monsieur, le coupon de la consigne.
Elle fouilla dans son sac, en sortit un ticket chiffonné et elle le donna au producteur, qui le rangea dans la poche supérieure de sa veste. Moi, je ne savais sur quel pied danser.

***

Brigitte nous propose sa traduction :

A peine étions nous entrés dans le restaurant qu’un chinois, aussi onctueux dans ses manières que perfide dans son expression, insista lourdement – première aubaine - pour que je me débarrasse de ma gabardine boutonnée jusqu’à la glotte et pour que je la dépose au vestiaire. Je résistai, prétextant que j’étais d’un naturel frileux.
- Restaurant être comme four – ajouta le chinois -. Serviteur avoir chemise collée au corps.
Il ôta sa veste et nous montra les ronds humides qui auréolaient ses aisselles. Pour éviter tout scandale, j’enlevai ma gabardine et la déposai sur le comptoir du vestiaire. Le chinois ne se dérida pas resta à la vue de mon vêtement, mais le coup de coude discret qu’il donna à l’autre chinois qui passait par là ne resta pas inaperçu. Emilia se mit à contempler la décoration bigarrée de l’établissement comme si elle ne me connaissait pas. Pendant que le chinois me remettait le reçu de la gabardine, je lui demandai si un monsieur italien était arrivé, ce à quoi il répondit en se confondant en flatteries :
- Célèbre producteur attendre dans salon privé. Longue attente. Monter par
murs.
Il nous fit parcourir un sombre couloir qui débouchait sur la salle à manger où se trouvaient quelques clients l’air en perdition, nous fit traverser et passer à un salon privé situé au fond, près des cuisines, et séparé du reste par des paravents en papier crépon.
Le salon privé était une espèce de toril avec une petite table au milieu, dont quelqu’un -Dieu seul sait pourquoi- avait scié les quatre pieds. Sur la natte qui recouvrait le sol était assis un type à la cinquantaine bien entamée, à l’allure aristocratique, vêtu avec grand soin et arborant une barbichette blanche qui tranchait avec sa chevelure couleur safran.
En nous voyant entrer, le producteur -car sans nul doute c’était bien de lui qu’il s’agissait-, fit mine de se lever, mais il était dans cette posture forcée depuis un bon moment déjà et il ne réussit qu’à lâcher un long chapelet de flatulences et retomba dans la même position.
- Mi excusi – dit-il à la Emilia en montrant son entrejambe - : le gambe tumefacte, Ah vedo que la signorina vieni colla sua tieta, mi piace, mi piace.
Je passai outre le sarcasme et je me présentai.
- Je suis l’agent de mademoiselle Trash. Parlez-vous notre langue ?
- Evidentement que je la parle, et avec une notable fluidité – dit l’italien – On me surnomme le polyglotte de Cinecittá. Qu’en dites-vous si nous passons commande ? J’ai l’estomac dans les pieds. Eh ! toi Wang, amène-toi !
Le chinois qui était resté près de la porte, tendit le cou, plus sinistre que jamais.
- Voyons voir- lui dit le producteur -, tu nous apportes un peu de ça et un peu de ça, comme ça on goûtera un peu de tout. Comme boisson, je veux une bouteille de rouge de la maison ; pour la demoiselle tu me mets une eau minérale plate, et pour la carabine, un pepsi.
Le chinois se retira avec humilité, tirant une porte coulissante et nous laissant tous trois dans le salon privé et sans savoir quoi dire. Ce fut Emilia qui rompit le silence, ce qu’elle fit d’une façon on ne peut plus surprenante.
- Voyez-vous, monsieur – dit-elle au producteur -, je ne sais pas qui vous êtes ni ce que vous attendez de moi, mais je peux vous assurer que toute cette mascarade n’est pas nécessaire, parce que je suis étrangère à tout ce mic-mac. J’ai été mêlée malgré moi à tout ça et à cause de ma mauvaise tête. La seule chose que je souhaite c’est vivre en paix et ne plus avoir à trembler.
- Ce que vous cherchez, je crois bien, c’est une mallette que j’ai volée à Madrid. La mallette se trouve à la consigne de l’aéroport. Vous pouvez passer la retirer quand bon vous semblera et grand bien vous fasse.
- Quant à ma discrétion, vous pouvez y compter ; je ne sais rien et même si je savais quelque chose je n’irais pas cafeter à la police. La seule chose que je vous demande, en contrepartie, c’est que vous disparaissiez de mon existence et, par la même occasion, que vous ne fassiez rien non plus à ce camarade que je ne vais pas laisser sur le carreau. Je ne crois pas qu’après ça, nous ayons besoin d’ajouter quoi que ce soit. Voilà, Monsieur, le ticket de la consigne.
Elle fouilla dans sa poche, en sortit un ticket froissé et elle le donna au producteur qui le rangea dans la poche supérieure de sa vareuse.
Moi, je ne savais pas quelle tête faire.

***

Elisabeth nous propose sa traduction :

A peine étions-nous rentrés dans le restaurant qu’un chinois nous aborda, le comportement aussi mielleux que le regard perfide et me pria – premier signe du destin - de me défaire de ma gabardine boutonnée jusqu’au cou et de la déposer au vestiaire. Je me retins prétextant être frileux de nature ;
— Restaurant être un four, insista le chinois. Serveur avoir chemise collée au corps.
Il enleva son gilet et nous montra les auréoles humides qui entouraient les aisselles. Pour bien débuter la soirée, j’ôtai ma gabardine et la déposai sur le présentoir du vestiaire. Le visage du chinois resta indifférent à la vue de mon accoutrement, mais il ne passa pas sous silence le discret coup de coude à l’autre chinois qui passait par-là. Emilia se mit à contempler la décoration bigarrée de l’établissement comme si elle ne me connaissait pas. Lorsque le chinois me remit le ticket de la gabardine, je lui demandai si un italien était arrivé, ce à quoi il répondit en se répandant en flatteries.
— Un célèbre producteur attendre vous dans la petite salle. Attendre longtemps. Monter sur ses grands chevaux.
Il nous fit parcourir un couloir sombre qui débouchait sur une petite salle où étaient assis quelques clients à l’aspect maladif, nous fit traverser cette dernière et passer par une pièce privée, située au fond, à côté des cuisines et séparée par des paravents aussi fins que de la pelure d’oignon. La petite salle était une sorte de cagibi avec une petite table au milieu dont quelqu’un – Dieu seul sait pourquoi - en avait scié les quatre pieds. Sur la natte qui recouvrait le sol était assis un homme d’une cinquantaine d’années, d’allure aristocratique et à la tenue vestimentaire fort soignée, portant une barbichette blanche qui contrastait avec sa chevelure couleur safran. Dès qu’il nous vit entrer, le producteur, -il s’agissait bel et bien de lui-, fit semblant de se lever, car il était assis depuis un long moment dans cette posture et ne parvint qu’à lâcher une interminable cascade de pets pour revenir dans sa position initiale.
—Mi excusi, dit-il à Emilia, lui montrant l’entrejambes. Le gambe tumefacte. Ah vedo que la signorina vieni colla sua tieta, mi place, mi place.
J’ignorai le sacarsme et me présentai.
—Je suis l’agent de mademoiselle Trash. Parlez-vous notre langue ?
—Bien évidemment, et je la parle très bien et couramment dit l’italien. Me llaman il poliglota di Cinecitté. Et si on commandait ? J’ai l’estomac dans les talons. Eh, toi, Fumanchú, viens par-là !
Le chinois, qui était resté à côté de la porte, montra sa tête plus sinistre que jamais.
— Bien dit le producteur, vous nous apportez un peu de cela et un peu de cela aussi, comme ça nous goûterons à tout. Comme boisson, je veux une bouteille de vin rouge, celui de la maison ; pour la demoiselle tu lui apportes de l’eau minérale et pour son garde du corps un pepsi.
Le chinois se retira en silence s’éclipsant par la porte coulissante, nous laissant tous les trois enfermés dans la petite salle sans avoir à se dire quoi que ce soit. C’est Emilia qui brisa le silence et le fit de façon vraiment surprenante.
— Ecoutez Monsieur, dit-elle au producteur, je ne sais pas qui vous êtes et ce que vous voulez de moi, mais je peux vous assurer que ce genre de comédie n’est pas nécessaire, parce que je n’ai rien à voir dans toute cette histoire. J’y ai été mêlée à mon insu et par un manque de jugeote. Mon seul souhait c’est de vivre en paix et de ne plus avoir à subir ce genre d’émotions. Ce que vous cherchez, que je sache, c’est l’attaché-case que j’ai volé à Madrid. L’attaché-case est à la consigne de l’aéroport. Vous pourrez passer le retirer quand ça vous dira et vous en ferez ce que vous voudrez. Quant à ma discrétion, vous pouvez compter sur moi. Je ne sais rien, et même si je savais quelque chose, je n’irai pas souffler mot au commissariat. La seule chose que je vous demanderai en revanche, c’est de ne plus entrer dans ma vie et au passage de ne pas faire de mal à ce camarade que je ne laisserai pas dans la mouise. Après cela, je crois que nous n’avons plus rien à nous dire. Voici Monsieur, le ticket de la consigne.
Elle fouilla dans son sac, en sortit un ticket froissé et le donna au producteur, qui le mit dans la pochette supérieure de sa veste. Je ne savais plus où me mettre.

***

Odile nous propose sa traduction :

Ñam ñam

A peine entrés dans le restaurant nous fûmes abordés par un Chinois, aussi mielleux dans ses manières que perfide d'aspect, qui insista par une première prévenance, afin que je j'enlève l'imperméable que je portais, boutonné jusqu'à la pomme d'Adam, et le dépose au vestiaire. Je m'y refusai prétextant être frileux de nature.
— Restaurant être un four- insista le Chinois- . Serveur avoir chemise collée corps. Il enleva sa veste et nous montra les auréoles humides sous ses aisselles. Afin de ne pas gacher la soirée, j' ôtai mon imperméable et le laissai sur le comptoir du vestiaire. Le visage du Chinois resta impénétrable à la vue de mon vêtement mais le discret coup de coude qu'il fit à un autre Chinois qui passait par là ne m'échappa pas. Emilia se mit à contempler la décoration hétéroclite de l'établissement comme si elle ne me connaissait pas. Pendant que le Chinois me remettait le ticket de vestiaire de mon imperméable, je lui demandai si un monsieur italien était arrivé, à quoi il répondit, se répandant en flatteries :
— Célèbre producteur être attendant dans le salon réservé. Attendre longtemps. Pas tenir en place.
Il nous fit parcourir un couloir obscur qui débouchait dans la salle à manger où se trouvaient quelques commensaux à l'air égaré, nous fit traverser celle-ci et passer dans un salon réservé situé au fond, près des cuisines, et séparé du reste par des cloisons de papier de riz. Le salon particulier paraissait une sorte de toril avec une petite table en son milieu, à laquelle quelqu'un, va savoir pourquoi , avait scié les quatre pieds. Sur la natte qui recouvrait le sol était assis un individu à la cinquantaine bien tassée, à l'air aristocratique, soigneusement vêtu et comique à cause d'une barbichette blanche qui contrastait avec sa chevelure couleur safran. En nous voyant entrer, le producteur, car sans doute aucun il s'agissait de lui, voulut se lever, mais il était resté longtemps dans cette posture forcée et il ne put que lacher un long chapelet de flatulences , retombant dans la même position.
— Je m'excuse - dit-il à Emilia en désignant son entrejambe- : le gambe tumefacte. Ah, vedo que la signorina vieni colla sua tieta, mi piace, mi piace.
Je passai outre le sarcasme et me présentai.
— Je suis l'agent de MademoiselleTrash. Vous parlez notre langue?
— Bien sûr que je la parle, et avec une grande aisance-dit l'Italien-. On m'appelle il poliglota di Cinecittá. Qu'en dites-vous si nous passions commande? J'ai l'estomac dans les talons. Hé toi, Chang, viens ici!!
Le Chinois qui était resté près de la porte montra sa tête, plus sinistre que jamais.
— Ecoute, lui dit le producteur-, porte-nous un peu de ça et un peu de ça, comme cela nous goûterons de tout. Pour boire, je veux une bouteille de rouge de la maison; à la demoiselle, tu lui portes une eau minérale plate et au pistolet, là, un pepsi-cola.
Le Chinois se retira discrètement faisant glisser une porte coulissante et nous laissant tous les trois enfermés dans le salon et sans savoir quoi dire. Ce fut Emilia qui rompit le silence et elle le fit d'une façon très surprenante.
— Écoutez, Monsieur, -dit-elle au producteur-, je ne sais pas qui vous êtes ni ce que vous attendez de moi, mais je peux vous assurer que cette farce est inutile, car je suis étrangère à tout ce mare magnum. Je m'y suis vue impliquée malgré moi et à cause de ma mauvaise tête. La seule chose que je désire est de vivre en paix et de ne plus subir d'autres frayeurs. Ce que vous cherchez, d'après ce que je crois, est une petite valise que j'ai volée à Madrid. Elle est à la consigne de l'aéroport. Vous pouvez passer l'y retirer quand vous il vous plaira et faites-en bon profit. Quant à ma discrétion, vous pouvez compter sur elle : je ne sais rien, et même si je savais je n'irais pas le dire à la police. La seule chose que je vous demande en contrepartie c'est que vous ne reveniez pas vous mêler de ma vie et, aussi, que vous ne fassiez rien à ce camarade que je ne vais pas laisser dans cette sale histoire. Je ne crois pas après cela que nous ayons autre chose à nous dire. Voici, Monsieur, le ticket de la consigne.
Elle fouilla dans son sac, sortit un ticket froissé et le donna au producteur qui le mit dans la poche supérieure de sa veste. Moi, je ne savais plus quelle tête faire.