lundi 11 juillet 2011

Entretien avec Pierre Bondil (traducteur de l'anglais)

Pour mémoire : Laëtitia Sworzil nous a envoyé il y a un moment déjà un lien vers un entretien de Pierre Bondil (traducteur de romans policiers). Or j'ai reçu il y a quelques jours un mail de ce dernier m'informant que le lien était mort et m'a gentiment proposé de répondre aux questions que nous voudrions lui poser… Remercions-le chaleureusement de sa générosité.
Voici :

Comment êtes-vous venu à la traduction ?
Lorsque j’étais à la fac (Paris X) en maîtrise, je travaillais sur « Le Rebelle chez Nicholas Ray » et j’ai fait la connaissance de François Guérif qui était en troisième cycle et travaillait sur la science-fiction dans le cinéma américain, espoirs et hantises. Tous les deux très littérature et cinéma. Plus tard, alors que j’enseignais dans le nord, j’ai retrouvé son nom comme directeur de collection (Red Label, chez Pac), je l’ai contacté, lui ai dit que cela m’intéresserait, et il m’a confié une nouvelle à traduire qui est parue dans la revue Polar. Puis j’ai traduit un livre de photos (Les Mystères du Monde, comprenant le Triangle des Bermudes, les Pyramides d’Egypte, le Saint Suaire de Turin etc...), des nouvelles pour la revue Hard-Boiled Dicks, et des polars pour Fayard-Noir (François, encore), les éditions Encre, les éditions de l’Ombre... il y aurait beaucoup à dire sur cette période, j’y reviendrai sans doute pour votre dernière question. En bref, on peut dire que j’ai commencé par copinage en 1980 et que je travaille toujours avec François Guérif. (Il n’existait pas encore d’écoles de traductions, avec leurs bons et leurs mauvais côtés).

Exercez-vous ce métier à plein temps ?
Il y a deux types de traducteurs car la traduction est aussi un problème économique. Étant prof d’anglais en collège quand j’ai commencé, puis ensuite en IUT, j’ai toujours eu deux métiers, l’un des deux prenant la quasi totalité des vacances que me laissait l’autre. Et presque tout mon temps libre par ailleurs, les week-ends notamment. Faire son travail d’enseignant sérieusement et traduire plus de 120 romans, des nouvelles, scénarios etc., c’est incompatible avec des nuits de huit heures de sommeil. Je me suis vite dit que si l’envie d’enseigner me quittait, je me consacrerais entièrement à la traduction en ayant bien conscience du grand danger qu’il y a, pour un traducteur, à se couper du langage des jeunes. Finalement, je vais prendre ma retraite de prof fin septembre. Et je vais devenir traducteur à temps plein. La grosse différence entre les deux types de traducteurs, c’est que ceux qui ne font que ça sont obligés de travailler vite car cette activité est mal payée et demande beaucoup de temps (on dit généralement qu’à horaire égal, une femme (ou un homme) de ménage est mieux payé, et qu’elle (il) peut prétendre à la retraite). Il faut traduire beaucoup si l’on veut payer un loyer à Paris !

Comment voyez-vous le métier de traducteur aujourd’hui ?
L’enquête de l’ATLF (Association des Traducteurs Littéraires de France) sur les tarifs appliqués en France pour l’année écoulée montre que la rémunération est stable. Ce qui veut dire qu’elle a baissé. Il faudrait que tout le monde reconnaisse ce métier, à commencer par les éditeurs. Les pourcentages donnés sur les ventes (de 0,5% pour les livres de poche, à 1% voire 2% pour les grands formats) constituent des à-valoir choquants et ne permettent pas à un traducteur de toucher de droits d’auteurs pour un livre qui ne dépasse pas les 25000 exemplaires en grand format. Beaucoup ne traduisent jamais un auteur (ou un seul livre) qui leur rapportera des droits d’auteur même minimes en plus de la somme prévue au contrat pour le travail en tant que tel. Par ailleurs, aussi bien les journalistes de la presse écrite que les chroniqueurs sur le net n’ont toujours pas le réflexe de mentionner systématiquement le nom du traducteur (de la traductrice). Un exemple récent, concernant le dernier roman de James Lee Burke : « Brillamment écrit, impeccablement documenté, on y retrouve le talent, la générosité et l’indéniable sincérité de celui qui est sans doute le plus grand romancier «?noir?» actuel. » Brillamment écrit en français ????

Choisissez-vous et, le cas échéant, comment les textes que vous traduisez ?
Généralement, le directeur de collection me propose un auteur et un titre, je lis et si 1° j’aime le livre 2° je suis capable de le traduire 3° il peut s’inscrire dans mon planning avec l’assurance absolue que je respecterai les délais, je donne une réponse affirmative.
Il m’arrive aussi de proposer des re-traductions de textes bâclés, notamment par la Série Noire à l’époque où elle faisait un superbe travail de découverte d’auteur avant de les passer au rouleau compresseur d’une conception plus que contestable de la traduction (coupes sauvages, argot parigot et, qui plus est, parfois plaqué sur un texte qui ne comportait pas d’argot, contre-sens, textes francisés, mépris absolu des niveaux de langue du texte d’origine...).
Enfin, chez Rivages, j’ai souvent lu des textes en v.o. et, sans faire de « fiche de lecture » officielle, conseillé ou déconseillé des titres en montrant pourquoi exemple à l’appui. Ce n’est pas pour ça que le directeur de collection sera toujours d’accord. Le seul roman que j’aie vraiment conseillé et que je ne tenais pas particulièrement à traduire est « Il faut tuer Suki Flood » de Robert Leiniger (et je ne l’ai pas traduit). À signaler encore qu’il y a très longtemps chez Encre, Roger Martin m’avait demandé de traduire, au choix, « Promised Land » de Robert B. Parker ou « Dance Hall of the Dead » de Tony Hillerman. Je n’ai pas hésité même si le roman de Hillerman présentait d’énormes difficultés car à l’époque il y avait très peu de choses sur les navajos et quand on trouvait des éléments chez deux ethnologues, ils étaient souvent contradictoires.

Quels sont les principaux outils que vous utilisez ?
Un bon dictionnaire français, pour moi, le Robert.
Un dictionnaire bilingue de base, qui peut être le Robert ou le Larousse. Pour tout ce qui est spécifique aux États-Unis (faune, flore, vocabulaire des sentiments, de l’activité mentale, civilisation...), je m’en remets à l’unilingue Webster, le GROS. Deux dictionnaires bilingues par l’image (un anglais, un canadien) particulièrement utiles pour tout ce qui concerne le concret (la charpente d’une maison, le vocabulaire d’une plate-forme de forage etc) car l’image est nécessaire pour tout ce que l’on ignore. Un jour, j’ai trouvé le terme de « sprocket » à propos d’un char d’assaut. Le dico m’a donné, entre autres, « barbotin ». La définition du dico français-français m’ayant laissé des doutes, l’image les a effacés.
Internet, bien sûr, mais je ne vais surtout pas sur les dictionnaires qui sont fabriqués par les internautes. Sauf quand il s’agit d’argot, mais je vais y revenir, et en tout cas avec prudence et uniquement pour des textes récents. Il y a sur Internet trop de gens qui croient savoir et colportent des âneries. En revanche, j’utilise beaucoup Google « images » ce qui me permet tout de suite de voir l’arme qu’on me décrit, de voir le véhicule dont on me parle (voiture ? 4x4 ? Pick-up ? van ?) et ainsi de suite, les lieux, les routes etc. Malheureusement, le net étant un outil du plus grand nombre, quand on cherche par exemple une expression en deux mots, on a toutes les chances de tomber sur le nom d’un groupe de musiciens, sur un titre de film ou de jeu video, même si à l’origine ces deux mots prenaient leur source dans Shakespeare.
Un dico de citations, deux dicos d’idiomes, cinq ou six dicos d’argot (je conserve précieusement ceux des années soixante-dix car c’est un argot que l’on ne trouve plus dans les dicos modernes et les internautes ne le connaissent pas non plus). Je travaille en ce moment sur un George V. Higgins, « Cogan’s Trade » et sans mon Green et mon Chapman (et pourtant, Higgins m’avait dit que ce dernier était mauvais !) je serais incapable de comprendre bien des choses.
Des documents précis sur les armes, sur l’organisation de la police, les codes utilisés, les paris, la drogue etc...
Avec l’expérience, on sait si on aura plus vite fait de chercher sur le Net ou sur papier.
Dernier point, je demande des choses à des anglais ou des américains, que ce soit des auteurs que je traduis (si j’ai un bon rapport avec eux, je peux leur poser des questions sur le texte d’un de leurs collègues), des gens de langue anglaise que je connais, voire, cela m’est arrivé, de parfaits inconnus qui parlent de La Nouvelle Orléans dans le métro alors que j’ai un problème avec le vocabulaire du carnaval...

Lorsque vous rencontrez une difficulté, voire que vous êtes bloqué (inquiétude majeure des apprentis traducteurs), comment procédez-vous ?
Déjà, pour réduire le risque, s’il y a dans le texte des arnaques financières et si on n’y connaît rien, il ne faut pas traduire ce texte-là.
Je crois que j’ai répondu ci-dessus. Une anecdote : je travaille aussi en ce moment sur un texte de Donald Westlake, « What’s so Funny ? », dans lequel trois lignes n’avaient aucun sens dont je puisse rendre compte en français. Dans une discussion sur un blog, j’en ai parlé en indiquant autour de quoi tournait la difficulté. Un des internautes qui fréquente ce blog m’a demandé le texte exact. C’est en le lui mettant en ligne que la lumière s’est faite, en tapant les mots un à un, encadrés par les quatre ou cinq lignes qui venaient avant et après...

Quels rapports éventuels entretenez-vous avec les auteurs que vous traduisez ? Vous arrive-t-il, par exemple, de leur demander leur aide ?
Là, aussi, j’ai répondu. Quelques précisions. Tous les auteurs à qui j’ai adressé des listes de questions (pas n’importe quoi, il faut qu’ils aient le sentiment que leur traducteur est bon, et donc ce sont surtout des erreurs dans le texte (couleur du chapeau qui change d’une page à l’autre, date erronée, nom de personnage changé...), éventuellement des typos qui peuvent être trompeuses, ou, surtout, des phrases qui prêtent à diverses interprétations) m’ont répondu rapidement, presque toujours en détail, en me remerciant.
J’ai noué des relations d’amitié avec plusieurs d’entre eux (Tony Hillerman, Christopher Cook...) et de respect mutuel avec la quasi-totalité des autres.
J’ajoute que c’est un plaisir de les rencontrer quand ils viennent dans des festivals de polar en France, d’autant que tous ceux que je connais (y compris ceux que je n’ai pas traduits) sont persuadés d’avoir LE meilleur traducteur en exercice... quel qu’il soit. Confortable.

Quel est votre meilleur souvenir, en tant que traducteur ?
Je ne sais que répondre à cette question, il ne s’agit ni de sport, ni de voyages, ni de vacances... et c’est un travail exigeant, qui s’inscrit dans la durée. Pas de souvenir précis particulier. La satisfaction d’avoir fait de mon mieux pour les textes et les auteurs qui m’étaient confiés et de continuer. Je viens de reprendre un roman de William Riley Burnett, « Dark Hazard », que j’ai traduit il y a vingt-cinq ans. J’ai le sentiment d’avoir progressé dans le métier. J’ai opéré plus de 2000 changements ou modifications sur la traduction précédente. Cela prouve par ailleurs qu’un travail est toujours perfectible.

Y a-t-il un texte en particulier que vous aimeriez traduire ou que vous auriez aimé traduire ?
Que j’aimerais : oui, j’en ai un, mais je ne dirai pas lequel car il n’est jamais paru, même pas aux USA (refus de l’éditeur à l’époque où il a été écrit, refus de celle qui est devenue la veuve de l’auteur). Je l’ai sur manuscrit typographié, un jour, il paraîtra.
Que j’aimerais : retraduire quasiment tous les Burnett, tous les Thompson, de nombreux Fredric Brown, « Les Amis d’Eddie Coyle » de G.V. Higgins, « Le Facteur sonne toujours deux fois » de James Cain, tous les Ross MacDonald, « Beyond this point are Monsters », de Margaret Millar, « Flow my Tears, the Policeman Said » et « Do Androids Dream of Electric Sheep », de Philip K. Dick... Les Wessel Ebersohn qui n’ont pas été traduits, la liste est infinie. Erskine Caldwell... « When the Sacred Ginmill Closes » de Lawrence Block...
Que j’aurais aimé : continuer de traduire David Bergen chez Albin Michel et traduire « I was Looking for a Street » de Charles Willeford chez Rivages, notamment. Deux blessures qui resteront. Car s’il n’y a pas de meilleur souvenir, il y en a de plus mauvais.

Le traducteur est-il pour vous un auteur ou un passeur ?
Le traducteur est un « passeur » si c’est le mot qui convient. Certains traducteurs sont des auteurs, Baudelaire pour Poe, des auteurs parce qu’à l’arrivée le texte est splendide, mais ce n’est plus vraiment du Poe. Mais combien de tâcherons imbus pour un Baudelaire ?
Je ne suis pas l’auteur des romans que je traduis. Je n’ai jamais dédicacé un seul des livres que j’ai traduits.
Si, deux. Un, à un festival, que j’ai signé après l’auteur et après le directeur de collection. Un autre, un Hillerman, que j’ai dédicacé en fin de volume, là où commence le glossaire car il n’y a pas de glossaire dans les romans d’origine, j’en suis l’auteur.

Partagez-vous l'avis de ces traducteurs qui se décrivent avant tout comme des petits artisans ?
Je préfère le terme de soutier. J’ai du cambouis jusqu’aux coudes mais il n‘y aura pas de problème grave dans la salle des machines.

Traduire a-t-il fait de vous un lecteur différent? Et si oui, quel lecteur ?
Un lecteur critique qui a du mal à lire les textes traduits de l’anglais. Je sens souvent les fautes, les inexactitudes. Dernièrement, un Westlake m’est tombé des mains car le texte français n’avait aucun rythme et comportait un trop grand nombre de fautes.
Pour trois autres textes du même auteur (pas traduits par la même personne), j’ai fait des fiches à l’éditeur recensant tous les problèmes à modifier dans la prochaine édition (ceux-là, du moins, avaient du rythme et le style Westlake). C’est quelque chose que j’ai souvent fait, avec une grande discrétion, car il n’est pas question de nuire à un(e) collègue, mais de rendre au texte sa pertinence. J’ai fait cela notamment pour des textes de Wessel Ebersohn, de Ted Lewis... pour l’intégralité de « Sur les quais » de Budd Schulberg (sans le texte de la v.o. car le délai était trop court pour se le procurer).
Enfin, quel plaisir trouver à lire une nouvelle de Hammett en traduction bilingue « intégrale et fidèle » quand il y a jusqu’à 4 contre-sens en deux pages ?
Si certains traducteurs sont des soutiers, d’autres sont des charcutiers. Malheureusement, on parle de traducteur dès que quelqu’un a transcrit un texte en « français (?!!!) » et que ce texte a été publié.

Quel(s) conseil(s) pourriez-vous donner à un(e) apprenti(e) traducteur(trice) ?
CV, offre de service adressés aux directeurs de collection, pas aux éditeurs. S’armer de patience, ce n’est pas gagné. Le risque est grand pour les éditeurs, il faut le reconnaître, s’ils engagent quelqu’un qui n’a jamais traduit. Sortir en bon rang d’une école de traduction renommée peut aider. Au besoin, proposer de rendre un essai. Au besoin, faire un essai sur un texte que l’on aura choisi, qui n’a pas été traduit, et le soumettre. Ces deux options constituent un pari et ne seront pas rémunérées.
Savoir ce que l’éditeur visé recherche. Certains refusent les notes de bas de page et sont des fanas de la lisibilité, préfèrent trois contre-sens dans une page (ils ne les verront même pas) plutôt qu’une expression, une seule, qui semble « traduite ».
Pour moi, mais ça n’engage que moi :
Toujours respecter l’auteur et le texte. Disparaître derrière. Ne pas faire de mot à mot mais ne pas trahir. Ne pas plaquer un autre style que celui de l’auteur. S’il est impossible de le garder, chercher un équivalent. Ne pas privilégier les mots qu’on aime ou les expressions qu’on aime. Utiliser ceux et celles qui correspondent le mieux à ceux et celles de l’auteur. Ne pas rajouter, ni en contenu, ni en style. Ne pas retrancher, ni en contenu, ni en style.
Il est agaçant de reconnaître un traducteur derrière le texte qu’il a traduit parce qu’il a des mots fétiches. Si vous en trouvez dans les livres que j’ai traduits, svp, prévenez-moi.
Enfin, ce qui ne s’apprend pas dans les écoles de traduction, savoir lire. Savoir lire un texte. Savoir ce qui est caché derrière la phrase et cacher la même chose derrière la phrase française, ça, c’est du grand art et non plus du petit artisanat. Mais ça reste un travail de soutier.
Demeurer humble. Les traducteurs dont on parle le plus (il y en a quatre ou cinq de l’anglais vers le français, que tout le monde cite toujours), ne sont pas forcément les meilleurs. Ils savent généralement se vendre, ont tendance à avoir une haute opinion d’eux-mêmes, à servir leur carrière et non les auteurs qu’ils traduisent. Pendant ce temps, le superbe travail de la traductrice d’Ernest J. Gaines, Michelle Herpe-Voslinsky, passe presque inaperçu, et son nom est même mal orthographié en quatrième de couverture de l’édition 10/18 de « Une longue journée de novembre ».

Pour en savoir plus :
mysterejazz.over-blog.com
www.forum.polarnoir.fr
www.arretssurimage.net/forum/read.php?5,1051147,1059550
leblogdupolar.free.fr
lectures-au-coin-du-feu.overblog.com
polar.org

Aucun commentaire: