dimanche 19 décembre 2010

Version pour le 18 décembre

Deploro a los lectores que vienen a decirme que "se rieron" con mis libros, y me quejo amargamente de ellos. Lo he hecho en forma oral o por escrito cuantas veces se ha presentado la ocasión. Es un lamento constante en mí; puedo decir sin exagerar que esos comentarios han envenenado mi vida de escritor. Me repito, es inevitable, pero se debe a que la causa también se repite, me lo dicen de cada libro que publico: cómo me reí, cómo me reí. Todos mis libros, todos mis lectores. No voy a extenderme en los motivos por los que aborrezco del humor en la literatura (eso es cosa mía), porque creo que aunque mis ideas al respecto fueran distintas, y hasta opuestas, la reincidencia, ya tan previsible, de ese "elogio", seguiría siendo un gesto descortés, con un matiz paternalista, desdeñoso, y, conociendo mis sentimientos, directamente agresivo. Cuando lo comento con amigos o colegas, siempre me responden que mis novelas contienen efectivamente elementos humorísticos, incluso chistes, y que es inevitable reírse porque funcionan, son eficaces, ingeniosos, originales. Me dan ejemplos, con los que ellos mismos se rieron en su momento, y cuando me los cuentan a veces yo también me río, ya que estoy. Pero ahí no está el problema. Me molesta que me lo digan, y que sea lo único que me dicen. Si se quedaron ahí, es porque no encontraron nada más. La risa es la única reacción que me mencionan. Nunca me dicen que se conmovieron, o que se interesaron, o que los hizo pensar o soñar. "Leí tu último libro: ¡cómo me reí!" Ahí se termina todo. Y si advierten, por mi silencio o mi cara de disgusto, que el elogio cayó mal, y quieren explayarse para arreglarlo, me cuentan "cómo" se rieron: a carcajadas, con lágrimas que les impedían seguir la lectura, hasta que les dolían las costillas, hasta que la esposa venía a preguntarles qué les pasaba, etc. Una vez o dos o tres yo lo habría aceptado de buena gana; no soy un maniático. ¿Pero treinta años de oír lo mismo? ¿Decenas de libros de risas y nada más que risas? No puedo concebir que a un escritor de verdad, a cualquiera de mis ídolos o modelos, se le acercaran los lectores a decirles cuánto se habían reído con sus libros. Los que tratan de consolarme me dicen que no hay mala intención: el libro les ha gustado, quieren decírmelo rápido y sin entrar en análisis que podrían parecer pedantes o fuera de lugar, y lo que encuentran más a mano es eso. Después de todo, la risa es un valor positivo; se asocia con la felicidad, con la alegría, con la satisfacción. No me convencen. Lo peor es cuando recurren a esa estúpida distinción: no se ríen "de" vos, se ríen "con" vos. ¿Ah sí? ¡Pero sucede que yo no me río cuando escribo! No podría decir por qué escribo (mucho menos podría decir por qué sigo escribiendo, después de tanta risa) pero puedo asegurar que no lo hago para provocarme, ni provocarle a nadie, una reacción visceral, irracional, animal, como es la risa, como no escribo para provocar ladridos o relinchos. Si es todo lo que tienen que decirme, prefiero que no me digan nada. Además, he dicho muchas veces que me molesta, que me deprime, ¿entonces por qué siguen haciéndolo? Y aunque no lo hubiera dicho, basta pensarlo un momento, basta tener el más leve conocimiento del trabajo solitario y difícil de un escritor, para darse cuenta de que es una grosería. Sólo estaría justificado con el autor de uno de esos libros que se llaman "Nuevos Chistes de Gallegos" o cosas por el estilo.

César Aira, Cómo me reí

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Vanessa nous propose sa traduction :

Je déplore le fait que des lecteurs viennent me dire qu'ils « ont ri » avec mes livres, et je me plains amèrement d'eux. Je l'ai fait, oralement ou par écrit, autant de fois que l'occasion s'est présentée. C'est une lamentation constante en moi : je peux dire sans exagérer que ces commentaires ont empoisonné ma vie d'écrivain. Je me répète, c'est inévitable, mais c'est parce que la cause aussi se répète ; on me le dit à chacun des livres que je publie : « comme j'ai ri , comme j'ai ri ! » Tous mes livres, tous mes lecteurs. Je ne vais pas m'étendre sur les raisons qui font que j'abhorre l'humour en littérature (ce sont mes affaires), puisque je crois que même si mes idées à ce sujet étaient différentes, voire opposées, la récidive, si prévisible désormais, de cet « éloge » continuerait d'être un geste impoli, avec une nuance paternaliste, dédaigneuse, et, connaissant mes sentiments, directement agressive. Quand j'en parle avec mes amis ou mes collègues, ils me répondent toujours que mes romans contiennent en effet des éléments humoristiques, voire des blagues, et qu'il est impossible de ne pas rire puisqu'elles fonctionnent, qu'elles sont efficaces, ingénieuses, et originales. Ils me citent des exemples dont ils ont ri eux-mêmes sur le moment, et lorsqu'ils me les racontent parfois je ris aussi, tant que j'y suis. Mais le problème n'est pas là. Je suis gêné qu'ils me le disent, et que ce soit la seule chose qu'ils me disent. S'ils en sont restés là, c'est parce qu'ils n'y ont rien trouvé d'autre. Le rire est l'unique réaction qu'ils mentionnent. Ils ne montrent jamais qu'ils ont été émus, intéressés, ni que cela les a fait réfléchir ou rêver. « J'ai lu ton dernier livre : comme j'ai ri ! » Et c'est tout. S'ils se rendent compte, à cause de mon silence ou de ma mine dégoûtée, que je n'ai pas apprécié l'éloge, et veulent s'étendre en paroles pour arranger les choses, ils se mettent alors à me raconter « comment » ils ont ri : aux éclats, aux larmes – cela les a empêché de lire –, jusqu'à se faire mal aux côtes, tant et si bien que leur femme est venue demander ce qu'il se passait, etc. Une fois, deux fois, trois fois, j'aurais accepté de bonne grâce ; je ne suis pas maniaque. Mais entendre trente fois la même chose ? Des dizaines de livres de rires et seulement de rires ? Non, je ne peux pas concevoir que les lecteurs, s'approchant d'un véritable écrivain, ou de n'importe lequel de mes idoles ou modèles, leur révèlent combien ils ont ri avec leurs livres. Ceux qui tentent de me consoler affirment que cela ne part pas d'une mauvaise intention : le livre leur a plu, ils veulent me le dire rapidement, sans se perdre en analyses qui pourraient paraître pédantes ou hors de propos ; c'est là tout ce qu'ils ont sous la main. Après tout, le rire est une valeur positive ; il est associé au bonheur, à la joie, à la satisfaction. Mais ils ne me convainquent pas. Le pire arrive lorsqu'ils ont recours à cette stupide distinction : ils ne se rient pas « de » vous, mais « avec » vous. Ah oui ? Il se trouve que je ne ris pas au moment où j'écris ! Je ne pourrais pas expliquer pourquoi j'écris (encore moins pourquoi je continue à écrire, devant tant de rires), mais je peux assurer que je ne le fais pas pour provoquer chez moi, ni chez personne, une réaction viscérale, irrationnelle, animale comme l'est le rire, de la même manière que je n'écris pas pour déclencher des aboiements ou des hennissements. Si c'est là tout ce qu'ils ont à me dire, je préfère qu'ils se taisent. De plus, j'ai expliqué plusieurs fois que cela me dérange, que cela me déprime, alors, pourquoi continuent-ils ? Et quand bien même je ne l'aurais pas dit, il suffit d'y réfléchir un instant, il suffit d'avoir la moindre connaissance de ce que représente le travail solitaire et difficile d'un écrivain, pour se rendre compte que c'est une grossièreté. Cela se justifierait uniquement dans le cas de l'auteur d'un de ses livres qui s'intitulent « Nouvelles blagues de Galiciens », ou des choses de ce genre.

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Julie nous propose sa traduction :

Je déplore que des lecteurs viennent me dire qu’ils « ont ri » avec mes livres, et je me plains amèrement d’eux. Je l’ai fait à l’oral ou par écrit chaque fois que l’occasion s’est présentée. C’est un regret constant en moi ; je peux dire sans exagérer que ces commentaires ont envenimé ma vie d’écrivain. Je me répète, c’est inévitable, mais c’est du fait de la cause elle-même qui se répète, on me le dit de chaque livre que je publie : comme j’ai ri, comme j’ai ri ! Tous mes livres, tous mes lecteurs. Je ne vais pas m’étendre sur les raisons qui font que je déteste l’humour en littérature (cela me regarde), parce que je crois que même si mes idées à ce sujet sont différentes, voire opposées, la répétition, déjà si prévisible, de cet « éloge », continuerait d’être un geste impoli, teinté d’une nuance paternaliste, dédaigneux, et, connaissant mes sentiments, directement agressif. Lorsque je commente cela avec mes amis ou mes collègues, ils me répondent toujours que mes romans contiennent effectivement des éléments humoristiques, y compris des blagues, et qu’il est inévitable de rire car elles fonctionnent, sont efficaces, intelligentes et originales. Ils me donnent des exemples, grâce auxquels eux-mêmes ont ri sur le moment, et quand ils me les racontent, parfois, je ris moi aussi, tant que j’y suis. Mais là n’est pas le problème. Cela me dérange qu’ils me le disent et que ce soit la seule chose qu’ils me disent. S’ils en sont restés là, c’est parce qu’ils n’ont rien trouvé d’autre. Le rire est la seule réaction qu’ils mentionnent. Ils ne me disent jamais qu’ils ont été émus, ou qu’ils ont été intéressés, ou que ça les a fait réfléchir ou rêver. « J’ai lu ton dernier livre : comme j’ai ri ! » Ça ne va pas plus loin. Et s’ils se rendent compte, à cause de mon silence ou de mon expression de mécontentement, que je n’ai pas aimé l’éloge, et s’ils veulent alors développer pour rattraper le coup, ils me racontent « comment » ils ont ri : aux éclats, aux larmes qui les empêchaient de poursuivre leur lecture, jusqu’à ce qu’ils aient mal aux côtes, jusqu’à ce que leur femme vienne leur demander ce qui leur arrivait, etc. Une fois, ou deux, ou trois, je l’aurais accepté de bon cœur ; je ne suis pas un maniaque. Mais trente ans à entendre la même chose ? Des dizaines de livres de rires et rien d’autre que des rires ? Je n’arrive pas à concevoir qu’un véritable écrivain, que n’importe lequel de mes idoles ou modèles, soient approchés par les lecteurs qui leur disent combien ils ont ri avec leurs livres. Ceux qui tentent de me consoler me disent qu’il n’y a aucune mauvaise intention : le livre leur a plu, ils souhaitent me le dire rapidement et sans entrer dans des analyses qui pourraient paraître pédantes ou hors de propos, et tout ce qu’ils ont sous la main, c’est cela. Après tout, le rire est une valeur positive ; on l’associe au bonheur, à la joie, à la satisfaction. Ils ne me convainquent pas. Le pire, c’est quand ils ont recours à cette stupide distinction : ils ne rient pas « de » toi, ils rient « avec » toi. Ah oui ? Mais le fait est que moi, je ne ris pas quand j’écris ! Je ne pourrais pas expliquer pourquoi j’écris (je pourrais encore moins expliquer pourquoi je continue d’écrire, après tant de rires) mais je peux assurer que je ne le fais pas pour provoquer en moi, ni pour provoquer chez qui que ce soit, une réaction viscérale, irrationnelle, animale, telle que le rire, comme je n’écris pas pour provoquer des aboiements ou des hennissements. Si c’est tout ce qu’ils ont à me dire, je préfère qu’ils ne me disent rien. De plus, j’ai dis à plusieurs reprises que cela me dérange, que cela me déprime, alors, pourquoi persistent-ils à le faire ? Et même si je ne l’avais pas dit, il suffit d’y penser un moment, il suffit d’avoir la moindre connaissance du travail solitaire et difficile d’un écrivain, pour se rendre compte que c’est une grossièreté. Ce serait seulement justifié avec l’auteur d’un de ces livres intitulés « Nouvelles Histoire drôles de Galiciens » ou quelque chose dans le genre.

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Léa nous propose sa traduction :

Je déplore le fait que les lecteurs viennent me dire qu'ils « ont ri » avec mes livres, et je me plains amèrement d'eux.
Je l'ai fait de manière orale ou par écrit toutes les fois où l'occasion s'est présentée.
C'est une constante lamentation en moi; je peux dire sans exagérer que ces commentaires ont empoisonné ma vie d'écrivain.
Je me répète, c'est inévitable, mais cela est dû à la cause qui se répète également, ils me le disent pour chaque livre que je publie: comment j'ai ri, comment j'ai ri.
Tous mes livres, tous mes lecteurs.
Je ne vais pas m'étendre sur les motifs pour lesquels je déteste l'humour dans la littérature (cela est personnel), car je crois que même si mes idées à ce sujet étaient différentes , voire même opposées, la récidive, déjà si prévisible, de cet « éloge », serait toujours un geste impoli, avec une nuance paternaliste, méprisante, et, connaissant mes sentiments, directement agressif.
Lorsque j'en parle avec des amis ou des collègues, ils me répondent toujours que mes romans contiennent effectivement des éléments humoristiques, y compris des blagues, et qu'il est inévitable de rire car ils fonctionnent, ils sont efficaces, ingénieux, originaux.
Ils me donnent des exemples, avec lesquels eux-mêmes se mettent alors à rire, et lorsqu'ils me les racontent parfois, je ris aussi, je le suis déjà.
Mais le problème n'est pas là.
Cela me dérange qu'ils me le disent, et que ce soit la seule chose qu'ils me disent.
S'ils en sont restés là, c'est parce qu'ils n'ont rien trouvé de plus.
Le rire est l'unique chose dont ils me font part.
Ils ne me disent jamais qu'ils se sont émus, ou qu'ils se sont intéressés, ou que ca les a fait penser ou rêver.
« J'ai lu votre dernier livre: comme j'ai ri! » ici, tout s'achève.
Et s'ils remarquent, par mon silence ou mon visage contrarié, que l'éloge est mal tombée, et qu'ils veulent s'étendre pour arranger cela, ils me racontent « comment » ils ont ri: aux éclats, avec des larmes qui les empêchaient de poursuivre leur lecture, au point qu'ils aient mal aux côtes, et que leur épouse vienne leur demander ce qui leur arrivait, etc.
une fois, ou deux ou trois, je l'aurais accepté volontiers, je ne suis pas un maniaque.
Mais entendre la même chose durant trente ans? Des dizaines de livres à rire et rien de plus que des rires? Je ne peux pas concevoir que les lecteurs s'approchent d'un réel écrivain, de n'importe laquelle de mes idoles ou modèles pour leur dire combien ils ont ri avec leurs livres.
Ceux qui essaient de me consoler me disent que cela ne vient pas d'une mauvaise intention: le livre leur a plu, ils souhaitent me le dire rapidement et sans entrer dans des analyses où ils pourraient paraître pédants ou hors sujet, et c'est cela qu'ils trouvent à portée de main.
Après tout, le rire est une valeur positive; il est associé au bonheur, à la joie, à la satisfaction.
Ils ne me convainquent pas.
Le pire est lorsqu'ils ont recours à cette stupide distinction: ils ne rient pas « de » vous, ils rient « avec » vous.
Ah oui? Mais il arrive que moi je ne ris pas quand j'écris!
Je ne pourrais pas dire pourquoi j'écris (je pourrais encore moins dire pourquoi je continue d'écrire, après tant de rire) mais je peux certifier que je ne le fais pas pour me provoquer, ni provoquer quiconque, une réaction viscérale, irrationnelle, animale, tel que le rire, comme je n'écris pas pour provoquer des aboiements ou des hennissements.
Si c'est tout ce qu'ils ont à me dire, je préfère qu'ils ne me disent rien.
De plus, j'ai déclaré de nombreuses fois que cela me dérange, me déprime, alors pourquoi ils persistent à le faire?
Et même si je ne l'avais pas dit, il suffit d'y penser un instant, il suffit d'avoir la plus faible connaissance du travail solitaire et difficile d'un écrivain pour se rendre compte que c'est une grossièreté.
Elle serait seulement justifiée pour l'auteur d'un de ces livres qui se nomment « Nouvelles blagues des Galiciens » ou des choses de ce genre.

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Auréba nous propose sa traduction :

Je déplore les lecteurs qui viennent me dire qu’ils « ont rit » avec mes livres, et je me plains amèrement d’eux. Je l’ai fait de façon orale ou par écrit autant de fois que l’occasion s’est présentée. C’est une plainte constante en moi ; je peux dire sans exagérer que ces commentaires ont empoisonné ma vie d’écrivain. Je me répète, c’est inévitable, mais c’est dû au fait que la cause aussi se répète ; ils me le disent de chaque livre que je publie : comme j’ai ri, comme j’ai ri. Tous mes livres, tous mes lecteurs. Je ne vais pas m´étendre sur les raisons pour lesquelles je déteste l’humour dans la littérature (ça, c’est une manie à moi), parce que je crois que même si mes idées à ce sujet étaient différentes, et même opposées, la récidive, déjà si prévisible, de cet « éloge », serait toujours un geste impoli, avec une nuance paternaliste, méprisant et, connaissant mes sentiments, directement agressif. Quand j’en parle à des amis ou des collègues, ils me répondent toujours que mes romans contiennent effectivement des éléments humoristique, y compris des histoires drôles et qu’il est inévitable de rire parce qu’elles fonctionnent, elles sont efficaces, spirituelles, originales. Ils me donnent des exemples, avec lesquels eux-mêmes ont ri, et quand ils me les racontent, des fois, moi aussi, je ris, maintenant que j’y suis. Mais là n’est pas le problème. Ça me gêne qu’on me le dise, et que ce soit la seule chose que l’on me dise. S’ils en sont restés là, c’est parce qu’ils n’ont rien trouvé de plus. Le rire est l’unique réaction qu’ils me mentionnent. Ils ne me disent jamais qu’ils ont été émus, ou qu’ils s’y sont intéressés, ou que ça leur a fait penser ou rêver. « J’ai lu ton dernier livre. Comme j’ai ri ! ». Tout s’arrête là. Ou s’ils se rendent compte, de par mon silence ou mon visage déçu, que l’éloge était malvenu, et qu’ils veulent en rajouter pour arranger ça, ils me racontent comment ils ont ri : aux éclats, avec des larmes qui leur empêchaient de continuer la lecture, au point qu’ils en avaient mal aux côtes, au point que l’épouse venait leur demander ce qui leur arrivait, etc. Une ou deux trois fois, je l’aurais accepté de bon cœur, je ne suis pas un maniaque. Mais trente ans à entendre la même chose ? Des dizaines de livres de rires et rien d’autre que des rires ? Je ne peux pas concevoir qu’un vrai écrivain, n’importe lequel de mes idoles ou modèles, les lecteurs s’en approchent pour leur dire combien ils avaient ri avec leurs livres. Ceux qui essaient de me consoler me disent qu’il n’y a pas de mauvaise intention : le livre leur a plu, ils veulent me le dire vite, sans entrer dans des analyses qui pourraient paraître pédantes ou hors de propos, et ce qu’ils trouvent le plus à portée de la main, c’est ça. Après tout, le rire est une valeur positive, on l’associe au bonheur, à la joie, à la satisfaction. Ils ne me convainquent pas. Le pire, c’est quand ils recourent à cette stupide distinction : ils ne rient pas « de » vous, ils rient « avec » vous. Ah oui ? Mais, ce qui se passe, c’est que moi, je ne ris pas, lorsque j’écris ! Je ne pourrais pas dire pourquoi j’écris (je pourrais encore moins dire pourquoi je continue à écrire, après tant de rire) mais je peux assurer que je ne le fais pas pour me provoquer, ni pour provoquer qui que ce soit, une réaction viscérale, irrationnelle, animale, comme l’est le rire, tout comme je n’écris pas pour provoquer des aboiements ou des hennissements. Si ça, c’est tout ce qu’ils ont à me dire, je préfère qu’ils ne me disent rien. Par ailleurs, j’ai dit de nombreuse fois que ça me dérange, que ça me déprime, alors pourquoi continuez-vous à le faire ? Et même si je ne l’avais pas dit, il suffit d’y penser un moment, il suffit d’avoir ne serait-ce que la moindre connaissance du travail solitaire et difficile d’un écrivain, pour se rendre compte que c’est une grossièreté. Ça ne serait justifié qu’avec l’auteur d’un de ces livres que l’on appelle « Blagues belges »ou d’autres choses dans le genre.

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Perrine nous propose sa traduction :

Je déplore les lecteurs qui viennent me dire qu’ils « ont ri » avec mes livres, et je m’en plains amèrement. Je l’ai fait à l’oral ou par écrit autant de fois que l’occasion s’est présentée. C’est un regret constant en moi ; je peux même ajouter sans exagérer que ces commentaires ont empoisonné ma vie d’écrivain. Je me répète, c’est inévitable, mais cela est dû au fait que la cause, elle aussi, se répète, ils me l’affirment pour chaque œuvre que je publie : comme j’ai ri, comme j’ai ri ! Tous mes livres, tous mes lecteurs. Je ne vais pas m’étendre sur les raisons pour lesquelles je déteste l’humour en littérature (cela est mon affaire), parce que je crois que même si mes idées à ce sujet sont diverses, voire même opposées, la récidive, déjà si prévisible, de cet « éloge », continuerait à manifester une attitude impolie, dotée d’une nuance paternaliste, dédaigneuse, et, connaissant mes sentiments, directement agressive. Quand j’en parle avec des amis ou des collègues, ils me répondent toujours que mes romans contiennent effectivement des éléments humoristiques, voire même des blagues, et qu’il est inévitable de rire car elles fonctionnent, elles sont efficaces, ingénieuses, originales. Ils me donnent des exemples, qui les ont eux-mêmes fait rire en temps voulu, et quand ils me les racontent, parfois je rie moi aussi, tant que j’y suis. Mais là n’est pas le problème. Ҫa me dérange qu’ils me le disent, et que ce soit la seule chose qu’ils me disent. S’ils se sont arrêtés là, c’est parce qu’ils n’ont rien trouvé à ajouter. Le rire est l’unique réaction qu’ils mentionnent. Jamais ils ne me confient qu’ils se sont sentis émus, ou qu’ils y ont éprouvé de l’intérêt, ou que ça les a fait réfléchir ou rêver. « J’ai lu ton dernier livre : comme j’ai ri ! » Point final. Et s’ils remarquent à travers mon silence ou mon expression de dégoût que l’éloge ne m’a pas plu, et qu’ils veulent développer pour se rattraper, ils me décrivent « comment » ils ont ri : aux éclats, avec des larmes qui les empêchent de poursuivre la lecture, jusqu’à en avoir mal aux côtes, jusqu’à ce que leur épouse vienne leur demander ce qui leur arrivait, etc. Deux ou trois fois, je l’aurais volontiers accepté ; je ne suis pas un maniaque. Mais trente ans à entendre la même chose ? Des dizaines de livres qui provoquent le rire et rien d’autre que le rire ? Je ne peux concevoir qu’à un vrai auteur, à n’importe lequel de mes idoles ou modèles, les lecteurs oseraient avouer combien ils avaient ri avec leurs ouvrages. Ceux qui essaient de me consoler prétendent qu’il n’y a pas de mauvaise intention : ils ont aimé le livre, ils veulent me le faire savoir rapidement et sans entrer dans une analyse qui pourrait les faire passer pour des gens pédants ou hors de propos, et ce qui leur passe le plus par la tête, c’est ça. Après tout, le rire est une valeur positive ; il est lié au bonheur, à la joie, à la satisfaction. Ils ne me convainquent pas. Le pire, c’est quand ils ont recours à cette stupide distinction : ils ne rient pas « de » toi, ils rient « avec » toi. Ah oui ? Mais il se trouve que moi, je ne ris pas quand j’écris ! Je ne pourrais expliquer pourquoi j’écris (je ne pourrais encore moins expliquer pourquoi je continue à écrire, après tant de rires), mais je peux assurer que je ne le fais pas pour provoquer en moi, ni pour provoquer en qui que ce soit, une réaction viscérale, irrationnelle, animale, comme l’est le rire, de la même manière que je n’écris pas pour déclencher des aboiements ou des hennissements. Si c’est tout ce qu’ils ont à me dire, je préfère qu’ils ne me disent rien. De plus, j’ai laissé entendre à maintes reprises que ça me dérange, que ça me déprime, alors pourquoi donc s’obstinent-ils à le faire ? Et même si je ne l’avais pas précisé, il suffit d’y réfléchir un instant, il suffit d’avoir une infime connaissance du travail solitaire et difficile d’un écrivain, pour se rendre compte qu’il s’agit d’une grossièreté. Ce serait uniquement justifié avec l’auteur d’un de ces livres qui s’intitulent « Nouvelles Blagues de Galiciens », ou des choses dans le genre.

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Alexis nous propose sa traduction :

Je déplore que les lecteurs viennent me dire qu’ils « ont ri » en lisant mes livres, et je me plains amèrement d’eux. Je l’ai fait de manière orale ou par écrit autant de fois que s’est présentée l’occasion. C’est un regret constant en moi ; je peux dire sans exagérer que ces commentaires ont envenimé ma vie d’écrivain. Je me répète, c’est inévitable, mais cela est dû à ce que la cause elle-même se répète, on me dit de chaque livre que je publie : comme j’ai ri, comme j’ai ri ! Tous mes livres, tous mes lecteurs. Je ne vais pas m’étendre sur les raisons pour lesquelles je déteste l’humour dans la littérature (ça ne regarde que moi), car je crois que, quand bien même mes idées à ce propos seraient différentes, voire opposées, la récurrence, si prévisible, de cet « éloge » continuerait d’être un geste impoli, teinté de paternalisme, de dédain et, connaissant mes sentiments, d’une agressivité volontaire. Quand j’évoque le sujet avec des amis ou des collègues, ils me répondent toujours que mes romans contiennent effectivement des éléments humoristiques, voire même des blagues, et qu’il est inévitable de rire puisqu’elles fonctionnent, sont efficaces, ingénieuses et originales. Ils me donnent des exemples, qui, en les lisant, les ont faits rire, et quand ils me les racontent, moi-même, quelques fois, je ris aussi, spontanément. Mais là n’est pas le problème. Cela me dérange qu’on me le dise et que cela soit précisément la seule chose que l’on me dise. S’ils ne retiennent que ça, c’est qu’ils n’ont rien trouvé d’autre. Le rire est la seule réaction qu’ils mentionnent. Jamais ils ne me confessent qu’ils ont été émus ou intéressés, ou que cela les a fait réfléchir ou rêver. « J’ai lu ton dernier livre : qu’est-ce que j’ai ri ! », et c’est tout. Et s’ils se rendent compte, par mon silence ou par mon expression contrariée, que le compliment est mal tombé, et qu’ils souhaitent rectifier pour rattraper le coup, ils me racontent « comment » ils ont ri : aux éclats, jusqu’aux larmes, ce qui les empêchaient de poursuivre la lecture, jusqu’à en avoir mal aux côtes, jusqu’à ce que leur épouse vînt leur demander ce qu’il se passait, etc. Une fois ou deux, ou trois, je l’aurais accepté de bon cœur ; je ne suis pas un maniaque, mais trente ans à entendre la même chose ? Des dizaines de livres de rire et rien d’autre que du rire ? Je ne peux pas concevoir que les lecteurs s’approchent d’un vrai écrivain, de n’importe lesquels de mes idoles ou de mes modèles, pour leur dire combien ils ont ri en lisant leurs livres. Ceux qui tentent de me consoler ajoutent qu’il n’y a là aucune mauvaise intention : le livre leur a plu, ils veulent me le faire savoir rapidement et sans enter dans des analyses qui les feraient passer pour des gens pédants ou hors de propos, et c’est tout ce qu’ils ont sous la main. Après tout, le rire est une valeur positive ; il va de pair avec la joie, avec le bonheur, avec la satisfaction. Mais ils ne me convainquent pas. Le pire, c’est quand ils ont recours à cette stupide distinction : ils ne rient pas « de » toi, ils rient « avec » toi. Ah oui ? Mais il s’avère que je ne ris pas quand j’écris ! Je ne saurais dire pourquoi j’écris (encore moins saurais-je dire pourquoi je continue à écrire, après tout ce rire) mais je peux assurer que je ne le fais pas pour provoquer chez moi, ni pour provoquer chez quiconque, une réaction viscérale, irrationnelle, animale comme l’est le rire, de même que je n’écris pas pour provoquer des aboiements ou des hennissements. Si cela est tout ce qu’ils ont à me dire, je préfère qu’ils ne me disent rien. En outre, j’ai dit à plusieurs reprises que ça me gêne, que ça me déprime, alors pourquoi donc continuent-ils à le faire ? Et même si je ne l’avais pas signalé, il suffit d’y penser un instant, il suffit d’avoir la connaissance, même la plus minime, du travail solitaire et difficile d’un écrivain, pour se rendre compte que c’est une grossièreté. Cela serait uniquement justifié avec l’auteur d’un de ces livres qui s’appellent « Nouvelles histoires drôles de Galiciens » ou quelque chose du genre.

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Olivier nous propose sa traduction :

Je regrette que les lecteurs viennent me dire qu'ils ont ri avec mes livres et je m'en plains amèrement. Je l'ai fait sous forme oral ou écrite autant de fois que l'occasion s'est présentée C'est un regret constant en moi : je peux avouer, sans exagérer nullement que ces commentaires ont empoisonné ma vie d'écrivain. Je me répète, c'est inévitable, mais c'est parce que la cause elle même se répète : on me dit, de chacun des livres que je publie, « comme j'ai ri, comme j'ai ri ». Tous mes livres, tous mes lecteurs. Je ne vais pas m'étendre sur les raisons pour lesquelles je hais l'humour dans la littérature, ce n'est que mon point de vue, mais je crois que même si mon opinion à ce sujet était différente, et quand bien même opposée, la récidive si prévisible de cet éloge continuera a être un geste disgracieux, doté d'une dimension paternaliste, dédaigneuse et, connaissant mes sentiments, complètement agressif. Quand j'en parle avec des amis ou des collègues, ils me répondent toujours que mes histoires contiennent effectivement des éléments humoristiques, y compris des blagues, et qu'il est tout bonnement inévitable de rire parce que ces mêmes éléments fonctionnent, sont efficaces, ingénieux, originaux. Ils me donnent des exemples, ceux là même qui les ont fait rire à la lecture et, lorsqu'on me les raconte, je ris de temps à autre moi aussi, vu que je suis là… Mais, là ne réside pas le problème. Cela me dérange qu'on me le dise et que ce soit l'unique chose que l'on me dise. S'ils en sont restés là, c'est bien parce qu'ils n'ont rien trouvé de plus. Le rire est la seule réaction qu'ils mentionnent. Jamais, ils ne m'avouent qu'ils se sont émus, ou qu'ils s'y sont intéressés ou que cela les a fait réfléchir ou même rêver. « J'ai lu ton dernier livre : comme j'ai ri !». Et voilà tout ! Et s'ils devinent, à mon silence ou à mon visage exprimant le dégoût, que le compliment ne m'a pas plu et qu'ils cherchent à s'étendre pour arranger cela, ils m'expliquent comment ils ont ri : à gorge déployée, ou jusqu'aux larmes, les empêchant ainsi de continuer la lecture, ou bien à tel point qu'ils en avaient mal aux côtes, ou encore tellement que leur épouse venait leur demander ce qui leur passait, etc. Une fois, deux fois, ou encore même trois fois, je l'aurais accepté non sans plaisir : je ne suis pas non plus frigide. Mais trente ans à entendre la même chose ? Des dizaines de livres humoristiques et rien qu'humoristiques ? Je ne peux pas concevoir que mes lecteurs puissent s'approcher d'un vrai écrivain, n'importe lequel de mes idoles ou de mes modèles, et qu'ils leur déclarent combien ils ont ri avec leurs livres. Ceux qui essayent de me consoler me répondent qu'il n'y a que des bonnes intentions : le livre leur a plu, ils veulent me le dire brièvement, sans entrer dans des analyses qui pourraient passer pour pédantes ou hors de propos, et ce qu'il trouve à portée de main, c'est cela. Après tout, le rire est à une valeur positive : on l'associe au bonheur, à la félicité, à la satisfaction. Cela ne me convainc pas. Ce qu'il y a de pire, c'est quand ils évoquent cette stupide distinction : ils ne rient pas « de » vous, mais « avec » vous. Ah oui ? Mais est-ce qu'il m'arrive à moi de rire quand j'écris !
Je ne pourrais vous dire pourquoi j'écris (je ne pourrais encore moins vous dire pourquoi je continue à le faire, après tant d'éclats de rire), mais je peux vous assurer que je n'écris pas pour provoquer chez moi, ou chez quiconque, une réaction viscérale, irrationnelle, animale, comme le rire peut l'être, autant que je n'écris pas pour provoquer des aboiements ou des hennissements. Si cela est tout ce qu'ils ont à me communiquer, je préfère qu'ils se taisent. De plus, j'ai plusieurs fois évoqué le fait que cela me dérange, que cela me déprime, alors pourquoi continuent-ils à le faire ? Et quand bien même je ne l'aurais pas fait savoir, il suffit d'y réfléchir l'espace d'un instant, il suffit de posséder une once de connaissance sur le travail solitaire et difficile de l'écrivain pour se rendre compte que c'est une grossièreté. Cela ne serait justifié qu'avec l'auteur d'un de ces livres qui s'appelle « Nouvelles Histoires Drôles sur les Espagnols » ou d'autres torchons du même genre.

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Sonita nous propose sa traduction :

Je déplore les lecteurs qui viennent me dire qu’ils ont « bien ri » avec mes livres, et je me plains amèrement d’eux. Je l’ai fait à l’oral et par écrit à chaque fois que j’en ai eu l’occasion. C’est un regret constant en moi ; je peux dire sans exagérer que ces commentaires ont envenimé ma vie d’écrivain. Je me répète, c’est inévitable, mais cela est dû au fait que la cause aussi se répète, on me le dit à chaque livre que je publie : comment j’ai rigolé, comment j’ai rigolé. Tous mes livres, tous mes lecteurs. Je ne vais pas m’étendre sur les raisons pour lesquelles j’ai l’humour dans la littérature en horreur (ça c’est personnel), parce que je pense que même si mes idées avaient été différentes, et même opposées, la récidive, déjà si prévisible, de ce « compliment », continuerait d’être un geste impoli, avec une touche paternaliste, dédaigneuse et, connaissant mes sentiments, carrément agressif. Quand j’en parle avec des amis ou des collègues, ils me répondent toujours, qu’effectivement, mes romans contiennent des éléments humoristiques, même des blagues et que c’est impossible de ne pas rire tant ils sont efficaces, ingénieux, originaux. Ils me donnent des exemples desquels ils ont bien ri en temps voulu, et quand ils me les racontent, moi aussi je ris parfois, puisque je n’ai pas d’autre choix. Mais là n’est pas le problème. Cela me dérange que l’on me le dise, et que ce soit la seule chose que l’on me dise. S’ils en sont restés là, c’est parce qu’ils n’ont vu rien d’autre. Le rire c’est la seule chose dont ils me parlent. Ils ne me disent jamais qu’ils ont été émus, ou qu’ils s’y sont intéressés ou encore ce que les a fait penser ou rêver. « J’ai lu ton dernier livre : comment j’ai ri ! » Et c’est tout. Et, s’ils se rendent compte à cause de mon silence ou de mon expression de dégoût que je n’ai pas aimé le compliment, alors ils veulent s’étendre pour arranger la situation et ils me racontent « de quelle manière » ils ont ri : aux éclats, aux larmes qui les empêchaient de continuer leur lecture, à s’en tenir les côtes jusqu’à ce que leur épouse vienne leur demander ce qui leur arrivait, etc. Une fois, deux ou trois fois, je l’aurais encore accepté ; je ne suis pas un tatillon. Mais, trente ans à entendre la même chose ? Des dizaines de livres de rires et rien d’autre que des rires ? Je ne peux pas concevoir qu’un véritable écrivain, n’importe lequel de mes idoles ou modèles aient été abordés par les lecteurs qui leur disaient combien ils avaient ri avec leurs livres. Ceux qui essayent de me consoler disent qu’il n’y a pas de mauvaise intention : les lecteurs ont aimé le livre et ils veulent le dire rapidement sans entrer dans une analyse qui pourrait paraître pédante ou hors-sujet, et ce qu’ils trouvent le plus sous la main c’est cela. Après tout, le rire est une valeur positive, il s’associe au bonheur, à la joie, à la satisfaction. Ils ne me convainquent pas. Le pire c’est quand ils ont recours à cette stupide différentiation : ils ne rient pas « de » toi, ils rient « avec » toi. Ah oui ? Mais ce qu’il en est c’est que moi, je ne ris pas quand j’écris ! Je ne pourrais pas dire pourquoi j’écris (et encore moins pourquoi je continue de le faire après autant de rires) mais je peux assurer que je ne le fais pas pour me provoquer ni pour provoquer à qui que ce soit une réaction viscérale, irrationnelle, animale comme l’est le rire, tout comme je n’écris pas pour provoquer des aboiements ou des hennissements. Si c’est tout ce qu’ils ont à me dire, je préfère qu’ils ne me disent rien. De plus, je l’ai dit maintes fois que cela m’embête, que cela me déprime, alors, pourquoi ils continuent de le faire ? Et même si je ne l’avais pas dit, il suffit de réfléchir un instant, il suffit d’avoir ne serait-ce qu’une once de connaissance du travail solitaire et difficile d’un écrivain, pour se rendre compte que c’est une grossièreté. Cela ne serait justifié qu’avec l’auteur d’un de ces livres qui s’intitulent « Nouvelles Blagues sur les Galiciens » ou quelque chose dans le genre.

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Stéphanie nous propose sa traduction :

Je déplore les lecteurs qui viennent me dire qu'ils « ont ri » avec mes livres, et je me plains amèrement d'eux. Je l'ai fait à l'oral ou encore par écrit autant de fois que s'est présentée l'occasion. C'est un regret permanent qui me poursuit ; je peux affirmer sans exagérer que de tels commentaires ont envenimé ma vie d'écrivain. Je me répète, c'est inévitable, mais cela est dû au fait que la cause, elle aussi, se répète, on me le rabâche de chaque livre que je publie : comme j'ai ri, comme j'ai ri. Tous mes livres, tous mes lecteurs. Je ne vais pas m'étendre sur les raisons pour lesquelles je déteste l'humour dans la littérature (ça, c'est une affaire personnelle), pourtant je crois que, même si mes idées à ce sujet étaient différentes voire opposées, la récidive, à présent si prévisible, de cet « éloge », continuerait d'être un geste impoli, teinté d'une nuance paternaliste, dédaigneuse, et connaissant mes sentiments, directement agressif. Quand j'en discute avec des amis ou avec des collègues, ils me répondent toujours que mes romans contiennent des éléments humoristiques, et même des blagues, et qu'il est inévitable de rire puisqu'ils fonctionnent : ils sont efficaces, ingénieux, originaux. Ils me fournissent des exemples, desquels eux-mêmes ont ri au moment de la lecture, d'ailleurs quand ils me les racontent, parfois, moi aussi j'en ris, tant qu'on y est. Sauf que le problème n'est pas là. Cela me dérange qu'ils me le fassent remarquer, d'autant plus que c'est la seule chose qu'ils mentionnent. S'ils sont restés là-dessus, c'est qu'ils n'y ont rien trouvé de plus. Le rire est l'unique réaction dont ils me font part. Ils ne me rapportent jamais qu'ils ont été émus, ou qu'ils ont été intéressés, ou que l'oeuvre les a fait réfléchir ou rêver. « J'ai lu ton dernier livre : comme j'ai ri ! » Et c'est tout. Mais s'ils remarquent, à mon silence ou à mon visage contrarié que l'éloge ne m'a pas plu, et qu'ils veulent s'étendre sur le sujet pour arranger la situation, ils m'expliquent « comment » ils ont ri : aux éclats, aux larmes qui leur empêchaient de poursuivre leur lecture, jusqu'à ce qu'ils en aient mal aux côtes, jusqu'à ce que leur épouse vienne leur demander ce qui leur arrivait, etc. Une fois ou deux ou encore trois, je l'aurais accepté de bon cœur ; je ne suis pas monomaniaque. Cependant, après trente ans à entendre la même chose : des dizaines de livres qui provoquent le rire et rien que le rire ? Je ne peux pas concevoir que, d'un vrai écrivain, de n'importe lequel de mes idoles ou de mes modèles, des lecteurs s'approchent pour leur signifier combien ils ont ri avec leurs livres. Ceux qui tentent de me consoler m'assurent qu'il n'y a aucune mauvaise intention : le livre leur a plu, ils veulent me le faire savoir en quelques mots, sans entrer dans une analyse qui pourrait sembler pédante ou déplacée, donc ce qu'ils ont à portée de main, c'est cela. Après tout, le rire est une valeur positive : on l'associe au bonheur, à la joie, à la satisfaction. Ils ne réussissent pas à me convaincre. Le pire, c'est quand ils utilisent cette stupide distinction : on ne rit pas « de » toi, mais on rit « avec » toi. Ah bon ? Pourtant, je peux vous affirmer que je ne ris pas lorsque j'écris ! Je ne pourrais pas expliquer pourquoi je continue à écrire après toutes ces crises de rire. Néanmoins, je peux vous assurer que je ne le fais pas pour déclencher chez moi, ni pour déclencher chez qui que ce soit une réaction viscérale, irrationnelle, animale telle que le rire, tout comme je n'écris pas non plus pour déclencher des aboiements ou des hennissements. Si c'est tout ce que vous avez à me dire, je préfère que vous vous taisiez. D'autant plus que j'ai répété à de nombreuses reprises que cela me dérange, que cela me déprime, dans ce cas, pourquoi continuez-vous à le faire ? Et même si je ne l'avais pas dit, il suffit d'y réfléchir un instant, il suffit de posséder la plus infime connaissance du travail solitaire et difficile d'un écrivain pour se rendre compte que c'est une grossièreté. Ce serait uniquement justifié dans le cas de l'auteur d'un de ses livres intitulés « Nouvelles histoires drôles sur les espagnols » ou un ouvrage du même style.

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