lundi 24 janvier 2011

Exercice d'écriture : « Coupure d'électricité », par Auréba Sadouni

En photo : draa el mizan cheval de l espoire
par draa el mizan 15

Le repas ayant touché à sa fin, Threfa se traîna doucement dans la cuisine, en revint une éponge mouillée à la main, avec laquelle elle se mit à enlever les noyaux d’olives, les taches d’huile d’olive des poivrons frits, les queues de piment et les petits bouts d’os fins et pointus du poulet qui avait accompagné dans le savoureux bouillon piquant les boulettes de semoule parfumées à la menthe, éparpillés sur la table basse en bois non verni qu’elle venait de débarrasser devant le regard inattentif de ses frères qui étaient restés assis en tailleur sur le grand tapis vert du séjour. Elle s’organisait de la sorte : tout d’abord, il fallait se rendre dans le garage pour remplir une petite bassine ronde avec de l’eau – que sa mère avait portée depuis un puits situé en amont de la colline –, contenue dans des tonneaux bleus de plus d’un mètre de hauteur. Elle disposait un tabouret au milieu de la cuisine pour y poser son postérieur et se pencher sur son évier en plastique improvisé, posé à même le sol. Pour frotter assiettes, verres et couverts, elle utilisait de la lessive en poudre, la même avec laquelle elle lavait ensuite, assise sur le même tabouret en bois, dans la douche, armée d’une brosse récupérée d’un balai, le jean marron-crème de Sofiane et la robe kabyle blanche de Diana dont la rigide encolure arrondie était ornée de surpiqûres en zigzag multicolores. Non, il n’y avait pas de lave-vaisselle ni de machine à laver. L’équipement de la maison était très modeste, tout comme les personnes qui y vivaient. Rien ne se faisait tout seul, mais c’était tout comme pour les jeunes frères, car c’était Threfa qui faisait tout. Et chacun de ses gestes étaient d’une telle lenteur que n’importe qui aurait pu deviner qu’elle voulait ne pas trop souffrir de la dilatation du temps dans son quotidien de jeune femme d’intérieur qui ne sortait que pour les grandes occasions comme les mariages des autres habitants du village, et quelques fois, au marché de Draa el Mizan, accompagnée de l’un de ses frères, où exceptionnellement, elle pouvait s’offrir un enregistrement cassette de Khaled, de Takfarinas, d’Idir ou d’Hélène Segara, vendus par les camelots présentant leur petit étalage, après avoir dépensé environ cent dinars pour dix kilos de pommes de terre, à côté de là où l’on pouvait voir les taches de sang de quelques poulets égorgés sur le bord du trottoir. Non. Threfa ne sortait pas beaucoup. Elle n’allait pas à l’école. Elle ne se baladait avec personne au milieu des chemins pierreux bordés de figuiers de barbarie tout près de sa maison. Elle n’allait jamais toute seule acheter des rafraichissements chez le limonadier du coin. Il y avait plein de choses qu’elle ne faisait pas, mais elle avait le sourire et était d’une gentillesse et d’une douceur inégalables envers autrui. Elle semblait ne pas vivre pour elle-même, mais pour son prochain. Elle vivait à travers les autres. Ce jour-là, donc, comme presque toutes les journées, après avoir vaqué aux occupations qui lui incombaient, elle s’adonna à son loisir préféré : regarder la telenovela Isabella Aziza. Isabella était une femme sublime. Ses cheveux dorés aux boucles parfaitement définies encadraient à merveille son visage d’ange au regard profond et envoûtant que mettaient en valeur son teint mielleux et ses cils longs, étoffés et magnifiquement recourbés sous des sourcils irréprochablement bien dessinés. Dans les épisodes précédents, tous les obstacles possibles et imaginables s’étaient dressés entre elle et « Alessandrou », l’amour de sa vie. Alessandro était le parfait macho mexicano : beau, grand, robuste, des lèvres gourmandes et un regard à faire fondre de désir toutes les femmes, de la midinette de quatorze ans à la ménagère de cinquante ans et même la mémé de quatre-vingt-dix ans, ainsi que de nombreux hommes, au fond, et bien sûr, Isabella avait du mal à résister à son charme. Non seulement il était admirable à regarder lorsqu’il mettait les pieds à l’étrier et se tenait droit en exhibant sous les manches de ses chemises à carreaux ses bras forts, capables de porter le monde entier, Isabella était troublée par sa voix grave et posée qui l’envoutait à chaque fois qu’il lui parlait. Elle avait peur de vivre au grand jour ce qui s’était déjà passé dans sa tête des milliers de fois. Ça crevait l’écran : ils étaient destinés à s’aimer pour le meilleur et pour le pire. Threfa n’avait jamais raté un seul épisode, et celui-ci était le dernier. L’instant véridique était imminent. Elle était en haleine. Leurs fiançailles allaient-t-elle aboutir à un beau mariage ? Ou est-ce que la malveillante Veronica allait de nouveau en faire des siennes et noircir le tableau ? Threfa était captivée par les images et les sons émis à travers le téléviseur, lorsque soudain, celui-ci se noircit totalement. « Ouleche ilictrissiti ! », soupira-t-elle, indignée par cette malencontreuse coupure d’électricité qui la plongeait dans un état de frustration incommensurable. Voilà comment elle était remerciée de sa fidélité aux aventures et mésaventures du couple qui avaient éveillé en elle durant une année entière toutes sortes de sentiments. Tous les jours entre quatre heures et cinq heures de l’après-midi, elle s’oubliait soi-même pour se confondre avec l’héroïne principale. Pour elle, il s’agissait un peu de son propre mariage. En fait, elle était Isabella.
Ce retour à la réalité fut des plus abrupts. Heureusement, pour son réconfort, il y avait de l’animation à l’extérieur, comme en témoignait la musique tapageuse qui parvenait à ses oreilles. Elle alla rejoindre Sofiane, Ahmitouche et Diana sur la terrasse reliée à la maison par des escaliers et surplombant un petit stade de foot où se jouait un match amical. Sur le côté droit, les supporters, tous des hommes, chantaient, accompagnés du son rythmé du bendir, dans le but d’encourager les joueurs aux chaussettes montantes vêtus de shorts et de maillots rouges et verts. Ils étaient presque tous dans un état de transe. Finalement, il y avait du bon dans le fait que l’électricité se soit mise en grève. Au diable Isabella ! La place grouillait de vie. Threfa et sa famille partageaient un bon moment, sous un soleil qui faisait roussir les mèches de cheveux d’Ahmitouche. Heureusement, c’était l’été, et ne parvenant pas à rétablir le courant, ils décidèrent de monter leurs matelas et de passer la soirée sur la grande terrasse où ils s’endormirent tous, après avoir contemplé la lointaine montagne du Djurdjura se découpant sur l’horizon, sous la lumière de la pleine lune et sur un fond sonore d’aboiements et d’appels à la prière jusqu’à ce qu’à l’aube, le coq se manifesta, annonçant une nouvelle journée au cours de laquelle, Threfa, et pas seulement elle, allait certainement s’exiler dans un nouveau rêve. À moins que...

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