vendredi 11 décembre 2009

Votre version de la semaine, Aira

En photo : César Aira, par flip.parati

Estas últimas semanas, ya desde antes de venir a París, he estado buscando un argumento para la novela que quiero escribir : una novela de aventuras, sucesiva, llena de prodigios e invenciones. Hasta ahora no se me ocurrió nada, fuera del título, que tengo desde hace años y al que me aferro con la obstinación del vacío: "La costurera y el viento". La heroína tiene que ser una costurera, en la época en que había costureras... y el viento su antagonista, ella sedentaria, él viajero, o al revés: el arte viajero, la turbulencia fija. Ella la aventura, él el hilo de las aventuras... Podría ser cualquier cosa, de hecho debería ser cualquier cosa, cualquier capricho, o todos, si empiezan a transformarse uno en otro... Por una vez, quiero permitirme todas las libertades, hasta las más improbables... Aunque lo más improbable, debo admitirlo, es que este programa funcione. A uno no lo arrastra el soplo de la imaginación sino cuando no se lo ha propuesto, o mejor: cuando se ha propuesto lo contrario. Y además, está la cuestión de encontrar un buen argumento.
Pues bien, anoche, esta mañana, al amanecer, medio dormido todavía, o más dormido de lo que creía, se me ocurrió un asunto, rico, complejo, inesperado. No todo, sólo el comienzo, pero era justo lo que necesitaba, lo que había estado esperando. El personaje era un hombre, lo que no constituía un obstáculo porque podía hacer de él el marido de la costurera... Sea como sea, cuando estuve despierto lo había olvidado. Sólo recordaba que lo había tenido, y que era bueno, y que ya no lo tenía. En esos casos no vale la pena exprimirse el cerebro, lo sé por experiencia, porque no vuelve nada, quizás porque no hay nada, nunca hubo nada, salvo la sensación perfectamente gratuita de que sí había... Con todo, el olvido no es completo; queda un pequeño resto vago, en el que me ilusiono que hay una punta de la que podría tirar y tirar... aunque entonces, para seguir con la metáfora, tirando de esa hebra terminaría borrando la figura del bordado y me quedaría entre los dedos un hilo blanco que no significaría nada. Se trata... A ver si puedo ponerlo en unas frases: Un hombre tiene una anticipación muy precisa y detallada de tres o cuatro hechos que ocurrirán encadenados en el futuro inmediato. No hechos que le pasarán a él sino a tres o cuatro vecinos, en el campo. Entra en un movimiento acelerado para hacer valer su información: la prisa es necesaria porque la eficacia del truco está en llegar a tiempo al punto en que los hechos coincidan... Corre de una casa a otra como una bola de billar rebotando en la pampa... Hasta ahí llego. No veo más. En realidad lo que menos veo es el mérito novelesco de este asunto. Estoy seguro de que en el sueño esta agitación insensata venía envuelta en una mecánica precisa y admirable, pero ya no sé cuál era. La clave se ha borrado. ¿O es lo que debo poner yo, con mi trabajo deliberado? Si es así, el sueño no tiene la menor utilidad y me deja tan desprovisto como antes, o más. Pero me resisto a renunciar a él, y en esa resistencia se me ocurre que hay otra cosa que podría rescatar de las ruinas del olvido, y es precisamente el olvido. Apoderarse del olvido es poco más que un gesto, pero sería un gesto consecuente con mi teoría de la literatura, al menos con mi desprecio por la memoria como instrumento del escritor. El olvido es más rico, más libre, más poderoso... Y en la raíz de esta idea onírica debió de haber algo de eso, porque esas profecías en serie, tan sospechosas, desprovistas de contenido como están, parecen ir a parar todas a un vértice de disolución, de olvido, de realidad pura. Un olvido múltiple, impersonal. Debo anotar entre paréntesis que la clase de olvido que borra los sueños es muy especial, y muy adecuada para mis fines, porque se basa en la duda sobre la existencia real de lo que deberíamos estar recordando; supongo que en la mayoría de los casos, si no en todos, sólo creemos olvidado algo que en realidad no pasó. Nos hemos olvidado de nada. El olvido es una sensación pura.

César Aira, La costurera y el viento

***

Coralie nous propose sa traduction :

Ces dernières semaines, déjà avant de venir à Paris, je n’ai eu de cesse de chercher un thème pour le roman que je veux écrire : un roman d’aventures, à rebondissements, plein de prodiges et d’inventions. Jusqu’à maintenant, rien ne m’est venu, excepté le titre, que j’ai depuis des années et auquel je m’accroche avec l’obstination du vide : « La couturière et le vent ». L’héroïne doit être une couturière, à l’époque où il y avait encore des couturières… et le vent, son antagoniste, elle sédentaire, lui voyageur, ou l’inverse : l’art voyageur, la turbulence fixe. Elle, l’aventure, lui, le fil des aventures… Cela pourrait être n’importe quoi, de fait cela devrait être n’importe quoi, n’importe quel caprice, ou tous, si l’un commence à se transformer en l’autre… Pour une fois, je veux me permettre toutes les libertés, même les plus improbables… Bien que le plus improbable, je dois l’admettre, soit que ce projet fonctionne. Le souffle de l’imagination ne nous inspire que lorsqu’on ne le lui a pas proposé, ou mieux : lorsqu’on lui a proposé le contraire. De plus, il y a la question de trouver un bon thème. D’ailleurs, la nuit dernière, ce matin, au lever du jour, encore à moitié endormi, ou plus endormi que je le croyais, un sujet m’est venu à l’esprit, riche, complexe, inespéré. Pas tout, seulement le début, mais c’était juste ce dont j’avais besoin, ce que j’avais tant attendu. Le personnage était un homme, ce qui ne constituait pas un obstacle car je pouvais faire de lui le mari de la couturière… Quoiqu’il en soit, une fois réveillé, je l’avais oublié. Je me souvenais uniquement que je l’avais eu, et qu’il était bon, et que maintenant je ne l’avais plus. Dans ces cas-là, cela ne vaut pas la peine de se torturer les méninges, je le sais par expérience, parce que rien ne revient, peut être parce qu’il n’y a rien, qu’il n’y a jamais rien eu, sauf la sensation parfaitement gratuite que si, il y avait bien quelque chose… Néanmoins, l’oubli n’est pas entier ; un reste léger et vague demeure, dans lequel je rêve qu’il y a un bout sur lequel je pourrais tirer et tirer… alors, pour continuer avec la métaphore, en tirant sur ce brin je finirais par effacer la forme de la broderie et il me resterait entre les doigts un fil blanc qui ne signifierait rien. Il s’agit… Voyons si je peux l’exprimer en quelques phrases : Un homme a une anticipation très précise et détaillée de trois ou quatre faits qui se passeront, enchainés, dans le futur immédiat. Ce ne sont pas des faits qui lui arriveront à lui mais à trois ou quatre des ses voisins, à la campagne. Il entre dans un mouvement accéléré pour faire valoir son information : la hâte est nécessaire parce que l’efficacité du truc consiste à arriver à temps au point où les faits coïncident… Il court d’une maison à une autre comme une boule de billard dans la pampa… Je suis arrivé jusque là. Je ne vois rien de plus. En réalité, ce que je vois le moins, c’est l’intérêt romanesque de ce sujet. Je suis sûr que, dans le rêve, cette agitation ridicule venait enveloppée dans une mécanique précise et admirable, mais maintenant je ne sais plus ce qu’elle était. La clé s’est effacée. Ou, est-ce ce que je dois mettre moi, avec mon travail délibéré ? Si c’est ainsi, le rêve n’a pas la moindre utilité et me laisse aussi dépourvu qu’avant, voire plus. Mais je refuse d’y renoncer, et dans ce refus il me vient à l’esprit qu’il y a autre chose que je pourrais sauver des ruines de l’oubli, et c’est précisément l’oubli. S’emparer de l’oubli est à peine plus qu’un geste, mais ce serait un geste cohérent avec ma théorie de la littérature, au moins avec mon mépris de la mémoire comme instrument de l’écrivain. L’oubli est plus riche, plus libre, plus puissant… Et à la racine de cette idée onirique, il a dû y avoir quelque chose comme cela, parce que ces prophéties en série, si suspectes, dépourvues de contenu comme elles le sont, semblent toutes aller s’arrêter sur un sommet de dissolution, d’oubli, de réalité pure. Un oubli multiple, impersonnel. Je dois noter entre parenthèses que la catégorie d’oubli qui efface les rêves est très particulière, et très appropriée à mes fins, parce qu’elle se fonde sur le doute à propos de l’existence réelle de ce que nous devrions nous souvenir ; je suppose que dans la plupart des cas, si ce n’est dans tous, nous ne croyons oublié que ce qui, en réalité, n’est pas arrivé. Nous n’avons rien oublié. L’oubli n’est que pure impression.

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Pascaline nous propose sa traduction :

Ces dernières semaines, avant déjà d’aller à Paris, j’ai cherché un sujet pour le roman que je veux écrire : un roman d’aventures, sans interruption, rempli de faits étranges et d’inventions. Jusqu’à maintenant je n’ai pas eu la moindre idée, hormis le titre, que j’ai depuis des années et auquel je m’accroche, obsédé par le vide : « La couturière et le vent ». L’héroïne doit être une couturière, à l’époque où il y avait des couturières… et le vent son adversaire ; elle sédentaire, lui voyageur, ou vice et versa : l’art voyageur, l’agitation immobile. Elle l’aventure, lui le fil des aventures… Ce pourrait être n’importe quoi, de fait ce devrait être n’importe quoi, n’importe quel caprice, ou tous, si l’un commence à se transformer en un autre… Pour une fois, je veux me permettre toutes les libertés, jusqu’aux plus improbables… Même si, je dois l’avouer, le plus improbable est que ce programme fonctionne.
Cela étant dit, la nuit dernière, ce matin, au lever du jour, encore à moitié endormi, ou plus endormi que ce que je croyais, j’ai eu l’idée d’une histoire, riche, complexe, inespérée. Pas tout, seulement le début, mais c’était juste ce qu’il me fallait, ce que j’avais attendu. Le personnage était un homme, ce qui ne constituait pas un obstacle, puisque je pouvais en faire le mari de la couturière… Quoi qu’il en soit, quand je me suis réveillé, je l’avais oublié. Je me rappelais seulement que je l’avais eu, et qu’il était bon, et que je ne l’avais plus. Dans ces cas-là, rien ne sert de se pressurer le cerveau - je le sais par expérience -, parce que rien ne revient, peut-être parce qu’il n’y a rien, il n’y a jamais rien eu, si ce n’est la sensation parfaitement gratuite que oui, il y avait quelque chose… Malgré cela, l’oubli n’est pas total ; il demeure un petit reste vague dont j’aime à croire qu’il y a un bout de fil sur lequel je pourrais tirer et tirer… bien que, dorénavant, en tirant sur ce brin - pour continuer avec la métaphore -, je finirais par effacer l’image de la broderie, et il ne me resterait entre les doigts qu’un fil blanc qui ne signifierait rien. Il s’agit… Voyons si je peux le formuler en quelques phrases : Un homme anticipe de façon très précise et détaillée trois ou quatre événements qui s’enchaîneront dans le futur immédiat. Ces événements ne le concerneront pas, mais toucheront trois ou quatre habitants, à la campagne. Il commence une course accélérée pour faire valoir son information : la rapidité est nécessaire car l’efficacité de l’artifice consiste à arriver au moment exact où les faits coïncident… Il court d’une maison à une autre comme une boule de billard qui rebondit dans la pampa… J’en arrive là. Je ne vois rien de plus. Ce que je vois le moins en réalité c’est le mérite romanesque de cette histoire. Je suis sûr que dans le rêve cette agitation insensée était accompagnée d’une mécanique précise et admirable, mais je ne sais plus laquelle. La clé s’est effacée. Où s’agit-il de ce qu’il fait que je complète moi-même, avec mon travail délibéré ? S’il en est ainsi, le rêve n’a pas la moindre utilité et me laisse aussi démuni qu’avant, ou plus. Mais je me refuse à y renoncer, et dans cette résistance, il me vient à l’idée qu’il y a autre chose que je pourrais sauver des ruines de l’oubli, et c’est précisément l’oubli. Se rendre maître de l’oubli n’est rien de plus qu’un geste, mais ce serait un geste cohérent avec ma théorie de la littérature, au moins avec mon mépris de la mémoire en tant qu’instrument de l’écrivain. L’oubli est plus riche, plus libre, plus puissant… Et à l’origine de cette idée onirique, il dut y avoir quelque chose de cela, parce que ces prophéties en série, si suspectes, dépourvues de contenu comme elles le sont, semblent toutes aller s’arrêter à un sommet de dissolution, d’oubli, de réalité pure. Un oubli multiple, impersonnel. Je dois écrire entre parenthèses que le type d’oubli qui efface les rêves est très particulier, et parfaitement adapté à mes fins, car il consiste à douter de l’existence réelle de ce que nous devrions être en train de nous souvenir ; je suppose que dans la majorité des cas, pour ne pas dire dans tous, nous croyons seulement avoir oublié quelque chose qui, en réalité, n’a pas eu lieu. Nous n’avons rien oublié. L’oubli est une sensation pure.

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Amélie nous propose sa traduction :

Ces dernières semaines, bien avant ma venue à Paris, j’ai cherché un thème pour le roman que je veux écrire : un roman d’aventures à rebondissements, plein de merveilles et d’inventions. Jusqu’à présent, rien ne m’est venu à l’esprit, en dehors du titre, que j’ai trouvé depuis des années et auquel je m’accroche avec l’obstination du néant : « La costurera y el viento ». L’héroïne doit forcément être une couturière, à l’époque où il y avait des couturières… et le vent son contraire, elle sédentaire, lui voyageur, ou l’inverse : l’art voyageur, la turbulence immobile. Elle, l’aventure, et lui, le fil conducteur des aventures… Cela pourrait être n’importe quoi, en fait, cela devrait être n’importe quoi, n’importe quelle lubie, voire toutes, si elles se mettent à se transformer les unes en les autres… Pour une fois, je veux m’autoriser toutes les libertés, jusqu’aux plus improbables… Bien que le plus improbable dans tout cela, je dois bien l’admettre, soit que ce projet fonctionne. On est entraîné par le souffle de l’imagination uniquement quand on ne l’a pas demandé, ou mieux encore : quand on a demandé le contraire. D’ailleurs, le problème est de trouver un bon thème.
Enfin bref, cette nuit, ce matin, à l’aube, encore à moitié endormi, ou plus endormi que ce que je croyais, j’ai pensé à un sujet, riche, complexe, inespéré. Pas en entier, seulement le début, mais c’était justement ce dont j’avais besoin, ce que j’avais attendu tout ce temps. Le personnage était un homme, ce qui ne constituait pas un obstacle, parce que je pouvais faire de lui le mari de la couturière… Quoi qu’il en soit, à mon réveil, je l’avais oublié. Je me rappelais seulement que j’avais eu une idée, qu’elle était bonne, et que je l’avais perdue. Dans un tel cas, cela ne sert à rien de se creuser le cerveau, je le sais par expérience, car rien ne revient, peut-être parce qu’il n’y a rien, qu’il n’y a jamais rien eu, excepté la sensation parfaitement gratuite qu’il y avait bien quelque chose… Néanmoins, l’oubli n’est pas total : il subsiste un léger souvenir vague, dont, j’imagine, dépasserait un bout sur lequel je pourrais tirer et tirer encore… même si en tirant sur ce fil –pour continuer avec cette métaphore– je finirais alors par effacer le dessin de la broderie et par avoir dans les mains un fil blanc qui ne signifierait rien. Il s’agit… Voyons si je peux le mettre par écrit : Un homme a une vision très précise et détaillée de trois ou quatre évènements, qui s’enchaîneraient dans le futur proche. Des évènements qui ne le concerneraient pas, lui, mais trois ou quatre voisins, dans la campagne. Il entre dans un mouvement accéléré pour mettre en valeur ce qu’il sait : la hâte est essentielle, étant donné que l’efficacité du truc réside dans le fait d’arriver à temps à l’endroit où les évènements coïncident… Il court d’une maison à l’autre comme une boule de billard rebondissant sur la pampa… J’arrive jusque là. Je ne vois pas au-delà. En réalité, ce que je vois le moins, c’est l’intérêt romanesque de ce sujet. Je suis sûr que dans mon rêve, cette agitation insensée était entourée d’une mécanique rigoureuse et admirable, mais je ne sais plus ce que c’était. La clé s’est effacée. Ou est-ce ce que je dois y ajouter, moi, grâce à mon travail de réflexion ? Si c’est le cas, mon rêve n’a pas la moindre utilité et me laisse aussi dépourvu qu’avant, sinon plus. Mais je refuse d’y renoncer, et ce refus me rappelle qu’autre chose peut renaître des ruines de l’oubli : l’oubli lui-même. S’emparer de l’oubli n’est qu’un geste, rien de plus, mais ce serait un geste logique vis-à-vis de ma théorie de la littérature ou, du moins, vis-à-vis de mon mépris pour l’utilisation de la mémoire en tant qu’outil de l’écrivain. L’oubli est plus riche, plus libre, plus puissant… Et à la source de cette idée onirique, il devait y avoir un peu de cela, parce que ces prophéties en série, si suspectes, vides de contenu comme elles le sont, semblent toutes en arriver à une apogée de dissolution, d’oubli, de réalité pure. Un oubli multiple, personnel. Je dois noter entre parenthèses que le genre d’oubli qui efface les rêves est très spécial et vraiment approprié à mon objectif, car il se base sur le doute quant à l’existence réelle de ce que nous devrions nous rappeler ; je suppose que, dans la majorité des cas, si ce n’est dans tous, nous ne considérons comme oublié que ce qui n’est pas arrivé dans la réalité. Nous n’avons rien oublié. L’oubli est une sensation pure.

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Laëtitia SO nous propose sa traduction :

Au cours de ces dernières semaines, avant même de venir à Paris, j’ai cherché une intrigue pour le roman que je veux écrire : un roman d’aventures, haletant, truffé de prodiges et d’inventions. Jusqu’à maintenant rien ne m’est venu à l’esprit, en dehors du titre, que je tiens depuis des années et auquel je m’accroche avec l’obstination de la page blanche : « la couturière et le vent ». L’héroïne doit être une couturière, à l’époque où il y avait encore des couturières... et le vent son antagonisme. Elle sédentaire, lui voyageur, ou l’inverse : l’art voyageur, la turbulence fixe. Elle l’aventure, lui le fil des aventures... Ce pourrait être n’importe quoi, en fait ce devrait être n’importe quoi, n’importe quel caprice, ou tous, si l’un commence à ce transformer en l’autre... Pour une fois, je veux me permettre toutes les libertés, même les plus improbables... Bien que le plus improbable, je dois l’admettre, serait que ce programme fonctionne. Le souffle de l’imagination ne nous emporte que si on ne le lui a pas proposé, ou mieux ; quand on lui a proposé le contraire. De plus, la question de trouver une bonne intrigue se pose.
Eh bien voilà, cette nuit, ce matin, au lever du jour, encore à moitié endormi, ou plus endormi que je ne le pensais, j’ai eu l’idée d’un sujet, riche, complexe, inespéré. Pas tout, juste le début, mais c’était exactement ce dont j’avais besoin, ce que j’attendais. Le personnage était un homme, ce qui ne constituait pas un obstacle parce que je pouvais en faire le mari de la couturière... Quoi qu’il en soit, une fois réveillé je l’avais oublié. Je me rappelais seulement que je l’avais eue, et qu’elle était bonne, et que je ne l’avais plus. Dans ces cas se casser la tête ne vaut pas la peine, je le sais par expérience, parce que cela ne sert à rien, peut-être parce qu’il n’y a rien, il n’y a jamais rien eu, à part la sensation parfaitement gratuite qu’en fait il y avait bien quelque chose... Avec tout ça, l’oubli n’est pas complet ; un petit reste vague subsiste, où je me réjouis qu’il y ait un bout sur lequel je pourrais tirer et tirer... même si alors, pour poursuivre la métaphore, en tirant ce fil je finissais par estomper la forme de la broderie et qu’il me restait entre les doigts un fil blanc qui ne signifierait rien. Il s’agit... Voyons si je peux l’exprimer en quelques phrases : un homme a une vision très claire et détaillée de trois ou quatre événements qui arriveront enchaînés dans le futur immédiat. Pas des événements qui lui arriveront à lui mais plutôt à trois ou quatre voisins, à la campagne. Il entre dans un mouvement accéléré pour faire valoir son information : la hâte est nécessaire parce que l’efficacité de la chose réside dans le fait d’arriver à temps au point où les événements coïncident... Il court d’une maison à l’autre comme une boule de billard qui rebondit dans la pampa... J’en suis là. Je ne vois rien de plus. En réalité ce que je vois le moins c’est le mérite romanesque de ce sujet. Je suis sûr que dans le rêve cette agitation insensée était enveloppée dans une mécanique précise et admirable, mais je ne sais plus laquelle. La clé s’est évaporée. Ou est-ce ce que je dois mettre en œuvre, avec mon travail déterminé ? Si c’est ainsi, le rêve n’a pas la moindre utilité et me laisse aussi dépourvu qu’avant, ou plus. Mais je me résiste à y renoncer, et dans cette résistance je crois qu’il y a autre chose que je pourrais sauver des ruines de l’oubli, et c’est précisément l’oubli. S’approprier l’oubli n’est pas plus qu’un geste, mais ce serait un geste conséquent avec ma théorie de la littérature, au moins avec mon mépris pour la mémoire comme instrument de l’écrivain. L’oubli est plus riche, plus libre, plus puissant... Et à la racine de cette idée onirique il y a dû y avoir un peu de cela, parce que ces prophéties en série, si suspectes, si dépourvues de contenu qu’elles soient, semblent toutes en arriver à un sommet de dissolution, d’oubli, de réalité pure. Un oubli multiple, impersonnel. Je dois préciser entre parenthèse que le type d’oubli qui efface les rêves est très spécial et parfait pour mes objectifs, parce qu’il se base sur le doute sur l’existence réelle de ce dont nous devrions nous souvenir ; je suppose que dans la plupart des cas, si ce n’est pas dans la totalité, c’est simplement que nous croyons que nous avons oublié quelque chose qui en réalité n’est pas arrivé. Nous n’avons rien oublié. L’oubli est une sensation pure.

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Laëtitia Sw nous propose sa traduction :

Ces dernières semaines, juste avant de venir à Paris, j’ai cherché un argument pour le roman que je veux écrire : un roman d’aventures, sériel, plein de prodiges et d’inventions. Jusqu’à présent rien ne m’est venu à l’idée, hormis le titre, que je tiens depuis des années et auquel je m’accroche avec l’obstination du vide : "La couturière et le vent". L’héroïne doit être une couturière, à l’époque où il y avait des couturières... et le vent, son antagoniste, elle, sédentaire, lui, voyageur, ou l’inverse : l’art voyageur, la turbulence fixe. Elle, l’aventure, lui, le fil des aventures... Cela pourrait être n’importe quelle chose, de fait, cela devrait être n’importe quelle chose, n’importe quel caprice, ou tous, s’ils commencent à se transformer l’un dans l’autre... Pour une fois, je veux me permettre toutes les libertés, même les plus improbables... Bien que le plus improbable, je dois l’admettre, soit que ce programme fonctionne. On n’est pas entraîné par le souffle de l’imagination à moins de ne pas se le voir proposer, ou mieux : quand le contraire a été proposé. Il reste, en outre, la question de trouver un bon argument.
Eh bien, hier soir, ce matin, à l’aube, encore à moitié endormi, ou plus endormi que ce que je croyais, j’ai eu l’idée d’un sujet, riche, complexe, inespéré. Pas tout, seulement le début, mais c’était juste ce dont j’avais besoin, ce que j’avais tant attendu. Le personnage était un homme, ce qui ne constituait pas un obstacle, parce que je pouvais faire de lui le mari de la couturière... Quoiqu’il en soit, à mon réveil, je l’avais oublié. Je me rappelais seulement que je l’avais tenu, qu’il était bon et que je ne le tenais plus. Dans ces cas, il ne sert à rien de se creuser le cerveau, je le sais par expérience, parce que rien ne revient, peut-être parce qu’il n’y a rien, qu’il n’y a jamais rien eu, sauf la sensation parfaitement gratuite que, oui, il y avait... Malgré tout, l’oubli n’est pas complet ; il subsiste un petit reste vague, dans lequel j’ai l’illusion qu’il y a une pointe sur laquelle je pourrais tirer et tirer... mais alors, pour poursuivre avec la métaphore, en tirant sur ce fil, le motif de la broderie finirait par s’effacer et il me resterait entre les doigts un fil blanc qui ne signifierait rien. Il s’agit... Voyons si je peux le mettre en mots : Un homme a une anticipation très précise et détaillée de trois ou quatre faits qui surviendraient enchaînés dans l’avenir immédiat. Non pas des faits qui lui arriveraient à lui, mais à trois ou quatre voisins, à la campagne. Il entre dans un mouvement accéléré pour faire valoir son information : la rapidité est nécessaire parce que l’efficacité du truc réside dans le fait d’arriver à temps au point où les faits coïncident... Il court d’une maison à une autre comme une boule de billard rebondissant dans la pampa... J’arrive jusque là. Je ne vois pas plus. En réalité, ce que je vois le moins, c’est le mérite romanesque de ce sujet. Je suis sûr que, dans le rêve, cette agitation insensée était enveloppée dans une mécanique précise et admirable, mais je ne sais plus laquelle. La clef s’est effacée. Ou bien c’est ce que je dois mettre, moi, avec mon travail délibéré ? Si c’est ainsi, le rêve n’a pas la moindre utilité : il me laisse aussi démuni qu’avant, voire plus. Mais je résiste à y renoncer, et, dans cette résistance, il me vient à l’esprit qu’il y a une autre chose que je pourrais sauver des ruines de l’oubli : l’oubli, précisément. S’emparer de l’oubli c’est un peu plus qu’un geste, ce serait même un geste conséquent avec ma théorie de la littérature, du moins avec mon mépris de la mémoire comme instrument de l’écrivain. L’oubli est plus riche, plus libre, plus puissant... Et à la racine de cette idée onirique il a dû y avoir quelque chose de cela, parce que ces prophéties en série, si suspectes, dépourvues de contenu comme elles sont, semblent toutes sur le point de s’arrêter à un vertige de dissolution, d’oubli, de réalité pure. Un oubli multiple, impersonnel. Je dois noter entre parenthèses que le genre d’oubli qui efface les rêves est très spécial et très adéquat à mes fins, parce qu’il se base sur le doute à propos de l’existence réelle de ce que nous devrions nous rappeler ; je suppose que dans la plupart des cas, si ce n’est dans tous, nous croyons seulement qu’est oublié ce qui en réalité n’a pas eu lieu. Nous n’avons rien oublié. L’oubli est une sensation pure.

***

Sonita nous propose sa traduction :

Ces dernières semaines, bien avant d’arriver à Paris, j’étais déjà en quête d’un argument pour le roman que je veux écrire : un roman d’aventures, successif, plein de prodiges et d’inventions.
Jusqu’à maintenant rien ne m’est venu à l’idée, en dehors du titre, que j’ai depuis des années et auquel je m’accroche avec l’obstination du vide : « La couturière et le vent ». L’héroïne doit être une couturière à l’époque où il avait des couturières… et le vent son antagoniste, elle sédentaire, lui voyageur, ou l’envers : l’art voyageur, la turbulence fixe. Elle l’aventure, et lui le fil des aventures… Cela pourrait être n’importe quoi, en effet, cela devrait être n’importe quoi, n’importe quel caprice, ou tous, s’ils commencent à se transformer l’un dans l’autre… Pour une fois je veux me permettre toutes les libertés, même les plus improbables… Bien que le plus improbable, je dois l’admettre, c’est que ce programme fonctionne. On n’est pas traîné par le souffle de l’imagination mais plutôt quand on ne s’y attend pas, ou mieux : quand on s’attend à tout autre chose que celle-là. En plus, reste la question de trouver un bon argument. Et bien, hier soir, ce matin, à l’aube, encore à moitié endormi, ou plus endormi de ce que je croyais, m’est venu à l’idée une affaire, riche, complexe, inattendue. Pas tout, seulement le début, mais c’était exactement ce dont j’avais besoin, ce que j’avais tant attendu. Le personnage était un homme, ce qui ne constituait pas un obstacle puisque je pouvais faire de lui le mari de la couturière… Quoi qu’il en soit, en me réveillant j’ai tout oublié. Je me souvenais uniquement du fait que je l’avais eu, et qu’il était bon, et que je ne l’avais plus. Dans ces cas-là, cela ne sert à rien de se torturer l’esprit, je le sais par expérience, parce que rien ne revient, peut-être parce qu’il n’y a rien, il n’y a jamais rien eu, excepté le sentiment parfaitement gratuit de qu’il y avait quelque chose… Malgré tout, l’oubli n’est pas entier ; il y demeure un reste vague, avec lequel je me fais l’illusion qu’il y a une pointe de laquelle je pourrais tirer encore et encore… bien qu’alors, pour continuer avec la métaphore, en tirant ce brin de fil je finirais par effacer la figure de broderie et un fil blanc qui ne signifierait rien resterait dans mes doigts. Il s’agit… Voyons voir si je peux l’exprimer en quelques phrases : Un homme a une vision très détaillée de trois ou quatre faits qui auraient lieu l’un après l’autre dans un futur proche. Pas des faits qui lui arriveront à lui sinon à trois ou quatre de ses voisins, à la campagne. Il entre dans un mouvement accéléré pour faire valoir son information : la hâte est nécessaire parce que l’efficacité de la chose consiste à arriver à temps au point où les faits coïncident… Il court d’une maison à l’autre avec une boule de billard qui rebondit dans la pampa… C’est là que j’arrive. Je ne vois rien d’autre. En réalité ce que je vois le moins c’est le mérite romanesque de cette affaire. Je suis certain que dans le rêve cette agitation insensée venait enveloppée dans une mécanique précise et admirable, mais je ne sais plus quelle était cette mécanique. La clé s’est effacée. Ou, est-ce ce que je dois mettre, avec mon travail délibéré ? S’il en est ainsi, le rêve n’a pas la moindre utilité et me laisse aussi dépourvu qu’avant, ou plus. Mais je refuse d’y renoncer, et dans cette résistance il me vient à l’esprit qu’il y a autre chose que je pourrai sauver des ruines de l’oubli, et c’est précisément l’oubli. S’approprier de l’oubli c’est un peu plus qu’un geste, mais cela serait un geste conséquent pour ma théorie sur la littérature, du moins pour mon mépris pour la mémoire comme instrument de l’écrivain. L’oubli est plus riche, plus libre, plus puissant… Et à la base de cette idée onirique il dut y avoir quelque chose comme ça, parce que ces prophéties en série, si suspectes, dépourvues de contenu comme elles le sont, semblent toutes aller vers un sommet de dissolution, d’oubli, de pure réalité. Un oubli multiple, impersonnel. Je dois noter entre parenthèses que le type d’oubli qui efface les rêves est très spécial, et très approprié à mes fins, parce qu’il repose sur le doute de l’existence réelle de ce que nous devrions nous rappeler ; je suppose que dans la plupart des cas, si ce n’est dans la totalité des cas, on croit uniquement que quelque chose a été oublié quand en réalité cette chose-là n’a pas eu lieu. Nous n’avons rien oublié. L’oubli est pure et simplement un sentiment.

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