vendredi 15 janvier 2010

Exercice de version, 56

Los pocillos eran seis: dos rojos, dos negros, dos verdes, y además importados, irrompibles, modernos. Habían llegado como regalo de Enriqueta, en el último cumpleaños de Mariana, y desde ese día el comentario de cajón había sido que podía combinarse la taza de un color con el platillo de otro. «Negro con rojo queda fenomenal», había sido el consejo estético de Enriqueta. Pero Mariana, en un discreto rasgo de independencia, había decidido que cada pocillo sería usado con su plato del mismo color.
«El café ya está pronto. ¿Lo sirvo?», preguntó Mariana. La voz se dirigía al marido, pero los ojos estaban fijos en el cuñado. Éste parpadeó y no dijo nada, pero José Claudio contestó: «Todavía no. Esperá un ratito. Antes quiero fumar un cigarrillo.» Ahora sí ella miró a José Claudio y pensó, por milésima vez, que aquellos ojos no parecían de ciego.
La mano de José Claudio empezó a moverse, tanteando el sofá. «¿Qué buscás?» preguntó ella. «El encendedor.» «A tu derecha.» La mano corrigió el rumbo y halló el encendedor. Con ese temblor que da el continuado afán de búsqueda, el pulgar hizo girar varias veces la ruedita, pero la llama no apareció. A una distancia ya calculada, la mano izquierda trataba infructuosamente de registrar la aparición del calor. Entonces Alberto encendió un fósforo y vino en su a a. «¿Por qué no lo tirás?» dijo, con una sonrisa que, como oda sonrisa para ciegos, impregnaba también las modulaciones de la voz. «No lo tiro porque le tengo cariño. Es un regalo de Mariana. »
Ella abrió apenas la boca y recorrió el labio inferior con la puta de la lengua. Un modo como cualquier otro de empezar a recordar. Fue en marzo de 195 3, cuando él cumplió treinta y cinco años y todavía veía. Habían almorzado en casa de los padres de José Claudio, en Punta Gorda, habían comido arroz con mejillones, y después se habían ido a caminar por la playa. Él le había pasado un brazo por los hombros y ella se había sentido protegida, probablemente feliz o algo semejante. Habían regresado al apartamento y él la había besado lentamente, amorosamente, como besaba antes. habían inaugurado el encendedor con un cigarrillo que fumaron a medias.
Apara el encendedor ya no servía. Ella tenía poca confianza en los conglomerados simbólicos, pero, después de todo, ¿qué servía aún de aquella época?

Mario Benedetti, « LOS POCILLOS »

***

La traduction que je vous propose :

Les tasses étaient au nombre de six : deux rouges, deux noires, deux vertes, d'importation, incassables et modernes. C'était le cadeau d'Enriqueta pour le dernier anniversaire de Mariana ; dès ce jour-là, le commentaire logique avait été qu'on pouvait parfaitement combiner la tasse d'une couleur avec une soucoupe d'une autre couleur.
« Noir et rouge, c'est extra ! », à en croire le conseil esthétique d'Enriqueta. Mais Mariana, en une discrète manifestation d'indépendance, avait estimé que chaque tasse serait utilisée avec la soucoupe qui correspondait, de la même couleur.
« La café est prêt. Je sers ? », demanda Mariana. Si sa question s'adressait à son mari, son regard, lui, était dirigé vers son beau-frère, qui acquiesça sans rien dire. En revanche, José Claudio répondit : « Pas encore. Attends un petit peu. D'abord, j'ai envie de fumer une cigarette. » Là, elle regarda José Claudio et, pour la énième fois, elle se fit la réflexion que décidément, ces yeux n'avaient pas l'air d'être les yeux d'un aveugle.
La main de José Claudio commença à bouger, tâtant le canapé autour de lui. « Que cherches-tu ? », lui demanda-t-elle. « Le briquet ». « À ta droite. » La main changea de direction et dénicha le briquet. Agité par le tremblement qu'engendre le fait d'être perpétuellement en train de chercher quelque chose, le pouce fit jouer à plusieurs reprises la roulette, sans que la moindre flamme n'apparaisse. À une distance apprise avec l'expérience, la main gauche essayait en vain de percevoir la chaleur. À ce moment-là, Alberto frotta une allumette et s'approcha de lui. « Pourquoi est-ce que tu ne le jettes pas ? », suggéra-t-il avec un sourire spécialement réservé aux aveugles, c'est-à-dire un sourire qui imprégnait également les modulations de sa voix. « Je ne le jette pas, parce que je l'aime bien. C'est un cadeau de Mariana. »
L'intéressée ouvrit la bouche et passa la pointe de sa langue sur sa lèvre inférieure. Une manière comme une autre de prendre le chemin des souvenirs. C'était en mars 1953, alors qu'il fêtait ses trente-cinq ans et qu'il voyait encore. Ils avaient déjeuner chez les parents de José Claudio, à Punta Gorda. Ils avaient mangé du riz aux moules. Ensuite, ils étaient allés se promener sur la plage. Il avait passé un bras sur ses épaules et elle s'était sentie protégée, probablement heureuse – ou quelque chose qui y ressemblait assez. Ils étaient rentrés à l'appartement et il l'avait embrassée lentement, amoureusement, comme il embrassait autrefois. Ils avaient étrenné ce fameux briquet avec une cigarette qu'ils avaient partagée.
À présent, le briquet ne servait plus. Pour sa part, elle n'accordait pas une grande confiance aux associations symboliques, mais après tout, qu'est-ce qui de cette époque-là, servait encore ?

***

Amélie nous propose sa traduction :

Les tasses étaient au nombre de six : deux rouges, deux noires, deux vertes, importées, incassables, modernes. C’était le dernier cadeau d’Enriqueta à l’occasion de l’anniversaire de Mariana, et dès ce jour-là, le commentaire évident avait été qu’on pouvait associer la tasse d’une couleur avec la soucoupe d’une autre. « Noir et rouge, c’est génial ! » était devenu le conseil esthétique d’Enriqueta. Cependant, Mariana, en une modeste démonstration d’indépendance, avait décidé que chaque tasse serait utilisée avec la soucoupe de la même couleur.
« Le café est déjà prêt. Je le sers ? » demanda Mariana. La question s’adressait à son mari ; son regard, en revanche, restait fixé sur son beau-frère. Ce dernier cligna des yeux sans dire un mot, mais José Claudio répondit :
« Pas encore. Attends un peu. D’abord, je veux fumer une cigarette. » Cette fois-ci, elle regarda José Claudio et, pour la énième fois, pensa que ces yeux ne paraissaient pas être ceux d’un aveugle.
La main de José Claudio commença à bouger, tâtant le canapé. « Qu’est-ce que tu cherches ? » lui demanda-t-elle. « Mon briquet ». « À ta droite. » La main changea de direction et dénicha le briquet. Avec le tremblement engendré par l’ardeur perpétuelle employée à chercher à quelque chose, son pouce fit tourner la molette plusieurs fois, mais la flamme ne jaillit pas. À une distance savamment mesurée, la main droite essayait en vain de sentir l’apparition de la chaleur. Alberto craqua alors une allumette et s’approcha de lui. « Pourquoi est-ce que tu ne la jettes pas ? » dit-il avec un sourire qui, comme spécialement destiné aux aveugles, imprégnait également les modulations de sa voix. « Parce que j’y tiens. C’est un cadeau de Mariana ».
Cette dernière entrouvrit la bouche et parcourut sa lèvre inférieure avec le bout de sa langue. Un moyen comme un autre de se rapprocher du souvenir. C’était en mars 1953, quand il fêta ses trente-cinq ans et qu’il voyait encore. Ils avaient déjeuné chez les parents de José Claudio, à Punta Gorda, ils avaient mangé des moules avec du riz, puis étaient partis marcher sur la plage. Il avait passé un bras sur ses épaules et elle s’était sentie protégée, probablement heureuse ou quelque chose comme ça. Ils étaient rentrés à l’appartement et il l’avait embrassée lentement, amoureusement, comme il le faisait auparavant. Ils avaient étrenné ce briquet avec une cigarette qu’ils avaient partagée.
À présent, le briquet ne servait plus. Les associations symboliques ne lui inspiraient pas grande confiance mais, après tout, que restait-il de cette époque-là qui servait encore ?

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Laëtitia Sw nous propose sa traduction :

Les tasses étaient au nombre de six : deux rouges, deux noires, deux vertes. En plus, elles étaient importées, incassables, modernes. C’était le cadeau qu’Enriqueta avait envoyé pour le dernier anniversaire de Mariana. Depuis lors, on pouvait lire sur la boîte un commentaire qui invitait à combiner la tasse d’une couleur avec la soucoupe d’une autre. « Noir et rouge, c’est super ! » Voilà le conseil esthétique donné par Enriqueta. Mais Mariana, dans un léger mouvement d’indépendance, avait décidé qu’elle utiliserait chaque tasse avec la soucoupe de la même couleur.
« Le café est prêt. Je fais le service ? », demanda Mariana. Sa voix s’adressait à son mari, mais son regard était fixé sur son beau-frère. Ce dernier cligna des yeux et ne dit rien ; José Claudio, lui, répondit : « Pas encore. Attend un petit peu. Avant, je veux fumer une cigarette. » À ce moment-là, oui, elle regarda José Claudio et elle pensa, pour la millième fois, que ces yeux ne semblaient pas être ceux d’un aveugle.
La main de José Claudio commença à bouger, tâtant le sofa. « Qu’est-ce que tu cherches ? » demanda-t-elle. « Le briquet. » « À ta droite. » La main corrigea la trajectoire et trouva le briquet. Avec ce tremblement propre au désir continuel de quête, le pouce fit tourner plusieurs fois la molette, mais la flamme n’apparut pas. À une distance déjà calculée, la main gauche essayait en vain de susciter l’apparition de la chaleur. Alors Alberto craqua une allumette et vint à son aide. « Pourquoi ne le jettes-tu pas ? » dit-il, avec un sourire qui, comme le sourire des aveugles, empreignait aussi les modulations de sa voix. « Je ne le jettes pas parce que j’y suis attaché. C’est un cadeau de Mariana. »
Elle ouvrit à peine la bouche dont elle parcourut la lèvre inférieure du bout de la langue. Un moyen comme un autre pour se plonger dans le souvenir. Cela remontait à mars 1953 quand il venait de faire trente-cinq ans et qu’il voyait encore. Ils avaient déjeuné chez les parents de José Claudio, à Punta Gorda, ils avaient mangé du riz avec des moules, et ensuite, ils étaient allés marcher sur la plage. Il lui avait passé un bras autour des épaules et elle s’était sentie protégée, probablement heureuse ou quelque chose de semblable. Ils étaient rentrés à l’appartement et il l’avait embrassée lentement, amoureusement, comme il l’embrassait avant. Ils avaient étrenné le briquet avec une cigarette qu’ils avaient à moitié fumée.
À présent, le briquet ne servait plus. Elle avait peu confiance dans les associations symboliques, mais, après tout, qu’est-ce qui, de cette époque, lui servait encore ?

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