mardi 26 janvier 2010

Regard sur la traduction par une jeune apprentie traductrice, un texte d'Amélie

Du haut de ma tour d’ivoire, j’observe le monde alentours. Tandis que je reste attablée à mon bureau, protégée par un rempart de dictionnaires, çà et là les gens se déplacent, s’activent, s’agitent. L’un vient d’obtenir un concours, l’autre recherche activement un emploi, celui-ci effectue un stage dans une entreprise et celui-là est déjà sur le marché du travail.
Pendant ce temps-là, moi, je joue, à cloche-pied sur la frontière entre deux langues. Je m’amuse à courir après les mots et à les examiner sous toutes les coutures pour être sûre que ce sont bien ceux dont j’ai besoin ; il me faut toujours être sur le qui-vive car les mots sont fourbes, ils peuvent me tromper en faisant semblant d’être ce qu’ils ne sont pas vraiment, en se parant d’atours qui vont déjouer ma vigilance et me faire tomber dans le piège. Parfois, ils m’échappent : après avoir fouillé partout, je dois me rendre à l’évidence, ils surgiront quand ils l’auront décidé –et non pas le contraire–, au détour d’une pensée ou d’un rêve, tantôt le jour tantôt la nuit, quelquefois sans lien apparent avec la situation. Ils reviendront alors sagement à la place que je leur aurai assignée. Il arrive cependant que ce ne soit pas là le mot qu’il me fallait, que cette longue quête m’ait fait voir la phrase autrement, et l’attente recommence alors, jusqu’à la prochaine étincelle. Tout en bataillant avec eux, je dois décider qui de la virgule, du point-virgule ou des deux-points surveillera le mieux ces suites de lettres turbulentes. Pour cela, il me faut lire attentivement le texte que j’ai sous les yeux, pour déterminer les relations existant entre les différents segments : cela paraît beaucoup moins drôle tout de suite, n’est-ce pas ? Mais non, rien n’y fait, je me divertis toujours autant.
Vous l’aurez compris, j’assimile cette activité quotidienne à un jeu. Pourtant, celui-ci est un peu particulier car chaque partie est à la fois différente et semblable. Les règles changent à chaque fois, ou presque, mais il est primordial de les respecter, sans quoi on pourrait tricher, et plus personne alors ne voudrait faire partie de notre équipe. La stratégie pour parvenir à ses fins n’est jamais exactement la même non plus –évidemment, puisque les cartes ont été mélangées et distribuées différemment –, mais gare à celui qui modifiera complètement sa technique d’une partie à l’autre : chacun a sa propre manière de jouer, sa marque de fabrique, qu’il doit savoir faire évoluer au fil des parties. Mais le plus important à mes yeux dans cette comparaison concerne le chapitre des autres joueurs. Il ne faut pas constamment s’amuser tout seul, d’une part parce qu’en haut d’une tour, il n’y a que peu de passage, on finirait donc par ne plus voir personne ; d’autre part, jouer en équipe permet d’appréhender de nouvelles méthodes, d’acquérir une autre habileté ou d’emprunter aux autres un ou deux « trucs » auxquels nous n’avions pas pensé. Ce jeu est plus compliqué qu’il n’y paraît, c’est un savant mélange d’adaptation et d’habitude, laquelle ne doit pas nous faire penser que nous sommes en terrain conquis, et oublier qu’il faut toujours être aux aguets. Il est également nécessaire de se souvenir que, qu’elle que soit la façon dont nous menons notre jeu, il faudra rendre des comptes à la fin, sans décevoir personne et en offrant au spectateur le même plaisir que ressenti en ouvrant la boîte du jeu pour la première fois. Un élément, néanmoins, rend cette activité unique : le fait que l’on referme fréquemment la boîte en ayant le sentiment de ne pas avoir achevé la partie. Il faut accepter de s’en détacher, de prendre du recul et de la laisser s’en aller : elle ne nous appartient pas, même si nous avons effectué quelques pas ensemble et que nous avons grandi avec elle.
Finalement, à bien y regarder, les gens que je distingue en bas ne sont pas tous si heureux que ça : l’un s’est trompé de chemin, l’autre s’ennuie là où il est, celui-ci a tout recommencé à zéro et celui-là a perdu son emploi. Ce que je me sens à mon aise dans ma tour confortable ! Le tout est de savoir en descendre, pour aller respirer un peu d’air frais, ou ouvrir les fenêtres en grand, pour laisser entrer un vent de folie qui saura donner une note passionnée à ma traduction. J’y travaille.

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