vendredi 23 juillet 2010

« Dans ma tour d'ivoire », par Vanessa Canavesi

En photo : Or, par Rebels Abú

Sur la place du village, l’agitation matinale des commerçants installant leur étal insufflait à Bastien une sensation de vitalité inhabituelle. Il inspirait profondément, s’emplissant de ces couleurs, de ces odeurs, de ces sons, et il se disait à lui-même que son essence devait se trouver là, dans les bavardages et les rires des éleveurs venus vendre leurs fromages.
Il traversait le marché mais ne s’arrêtait pas ; bientôt, passant deux ou trois ruelles seulement, il sortirait du village, en contournant le lotissement neuf encore endormi, et il gravirait le chemin de terre tortueux jusqu'au sommet.
Du bas de la montagne, on apercevait à peine les bâtiments gris. Il pensait à eux, qui passaient leurs journées et leurs nuits là haut, à ce que devait être leur vie. À Jules, toujours assis au fond de la salle commune, à même le sol, replié sur lui-même, et comme absorbé tout entier dans la contemplation de choses que lui, Bastien, ne pouvait percevoir. Il pensait à Lydia, qui remplissait des cahiers de signes inconnus, et prenait soin de marcher uniquement le long des murs, jamais en dehors. Ils paraissaient habiter un monde différent, ne jamais échanger avec ceux qui les entouraient ; ils ne parlaient pas, il ne riaient pas. Bastien emmenait Jules en promenade l'après-midi, dans le parc alentour, avec quelques autres patients, qui s'accrochaient à son bras, ou bien suivaient de loin. Parfois, l'éducateur obtenait un sourire, une réponse, et c'était déjà une victoire.
Alors qu'il entreprenait l'ascension de la petite montagne, Bastien cherchait à comprendre. Il pensait à la tour d'ivoire, impénétrable, sécurisante, qui abritait l'existence de Jules, qui la préservait des regards intempestifs. Blotti tout là haut, Jules pouvait sans doute analyser à sa guise les comportements de ceux qui s'agitaient en désordre plus bas. Depuis son poste d'observation, il possédait sans doute une vue générale sur le monde, et peut-être était-ce là qu'il découvrait des choses invisibles aux yeux indifférents...
Cependant Bastien était parvenu au sommet de la montagne. Sortant de sa rêverie, il contourna le premier bâtiment, bloc de béton d'un gris invariable faisant office d'accueil pour les nouveaux patients, et s'avança d'un pas assuré vers le seuil de son lieu de travail. Pavillon 12. La journée pouvait commencer.

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