lundi 16 février 2009

Version d'entraînement, 19 (Arturo Pérez Reverte)

En photo : ARTURO PEREZ-REVERTE par festhomirar

I. LA TABERNA DEL TURCO

No era el hombre más honesto ni el más piadoso, pero era un hombre valiente. Se llamaba Diego Alatriste y Tenorio, y había luchado como soldado de los tercios viejos en las guerras de Flandes. Cuando lo conocí malvivía en Madrid, alquilándose por cuatro maravedíes en trabajos de poco lustre, a menudo en calidad de espadachín por cuenta de otros que no tenían la destreza o los arrestos para solventar sus propias querellas. Ya saben: un marido cornudo por aquí, un pleito o una herencia dudosa por allá, deudas de juego pagadas a medias y algunos etcéteras más. Ahora es fácil criticar eso; pero en aquellos tiempos la capital de las Españas era un lugar donde la vida había que buscársela a salto de mata, en una esquina, entre el brillo de dos aceros. En todo esto Diego Alatriste se desempeñaba con holgura. Tenía mucha destreza a la hora de tirar de espada, y manejaba mejor, con el disimulo de la zurda, esa daga estrecha y larga llamada por algunos vizcaína, con que los reñidores profesionales se ayudaban a menudo. Una de cal y otra de vizcaína, solía decirse. El adversario estaba ocupado largando y parando estocadas con fina esgrima, y de pronto le venia por abajo, a las tripas, una cuchillada corta como un relámpago que no daba tiempo ni a pedir confesión. Sí. Ya he dicho a vuestras mercedes que eran años duros.
El capitán Alatriste, por lo tanto, vivía de su espada. Hasta donde yo alcanzo, lo de capitán era más un apodo que un grado efectivo. El mote venía de antiguo: cuando, desempeñándose de soldado en las guerras del Rey, tuvo que cruzar una noche con otros veintinueve compañeros y un capitán de verdad cierto río helado, imagínense, viva España y todo eso, con la espada entre los dientes y en camisa para confundirse con la nieve, a fin de sorprender a un destacamento holandés. Que era el enemigo de entonces porque pretendían proclamarse independientes, y si te he visto no me acuerdo. El caso es que al final lo fueron, pero entre tanto los fastidiamos bien. Volviendo al capitán, la idea era sostenerse allí, en la orilla de un río, o un dique, o lo que diablos fuera, hasta que al alba las tropas del Rey nuestro señor lanzasen un ataque para reunirse con ellos. Total, que los herejes fueron debidamente acuchillados sin darles tiempo a decir esta boca es mía. Estaban durmiendo como marmotas, y en ésas salieron del agua los nuestros con ganas de calentarse y se quitaron el frío enviando herejes al infierno, o a donde vayan los malditos luteranos. Lo malo es que luego vino el alba, y se adentró la mañana, y el otro ataque español no se produjo. Cosas, contaron después, de celos entre maestres de campo y generales. Lo cierto es que los treinta y uno se quedaron allí abandonados a su suerte, entre reniegos, por vidas de y votos a tal, rodeados de holandeses dispuestos a vengar el degüello de sus camaradas. Más perdidos que la Armada Invencible del buen Rey Don Felipe el Segundo. Fue un día largo y muy duro. Y para que se hagan idea vuestras mercedes, sólo dos españoles consiguieron regresar a la otra orilla cuando llegó la noche. Diego Alatriste era uno de ellos, y como durante toda la jornada había mandado la tropa –al capitán de verdad lo dejaron listo de papeles en la primera escaramuza, con dos palmos de acero saliéndole por la espalda–, se le quedó el mote, aunque no llegara a disfrutar ese empleo. Capitán por un día, de una tropa sentenciada a muerte que se fue al carajo vendiendo cara su piel, uno tras otro, con el río a la espalda y blasfemando en buen castellano. Cosas de la guerra y la vorágine. Cosas de España.

Arturo Pérez Reverte, El capitán Alatriste

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La traduction « officielle », La Capitaine Alatriste, par Jean-Pierre Quijano, Éditions du Seuil :

La taverne du Turc

Il n'était pas le plus honnête ni le plus pieux des hommes, mais il était vaillant. Diego Alatriste y Tenorio s'était battu en Flandre. Quand je fis sa connaissance, il vivotait à Madrid où il se louait pour quatre maravédis la journée, souvent en qualité de spadassin à la solde de ceux qui n'avaient pas l'adresse ou le courage nécessaires pour vider leurs querelles. Un mari cocu par-ci, une dispute ou un héritage contesté par-là, dettes de jeu en souffrance, etc. La critique est facile aujourd'hui. Mais, à l'époque, la capitale de l'Espagne était un lieu où la vie ne tenait souvent qu'à un fil, au coin d'une rue, au bout d'une pointe d'acier. Diego Alatriste s'y débrouillait fort bien. Très habile quand le moment était venu de tirer l'épée, il maniait encore mieux sa « main gauche », cette dague étroite et longue que certains appellent la biscayenne et dont les bretteurs de profession usaient souvent. Un coup d'épée, un autre de biscayenne, disait-on. L'adversaire attaquait et parait de son mieux avec son fer, puis le coup de dague venait subitement, au ventre, dans les tripes, un coup vif comme l'éclair qui ne vous laissait même pas le temps de demander la confession. Je vous l'ai dit : les temps étaient difficiles.
Le capitaine Alatriste vivait donc de son épée. Autant que je sache, son titre de capitaine était plus un surnom qu'un grade. Il lui venait d'une certaine nuit, bien des années auparavant, alors qu'il était soldat du roi et qu'il avait dû traverser une rivière glacée avec vingt-neuf camarades et un vrai capitaine. Imaginez un peu : vive l'Espagne et vive le roi, l'épée entre les dents, en chemise pour se confondre avec la neige et surprendre un détachement hollandais. Les Hollandais, qui prétendaient proclamer leur indépendance en catimini, étaient les ennemis d'alors. Au bout du compte, ils parvinrent à leurs fins, mais nous leur fîmes la vie assez dure. Pour revenir au capitaine, le plan convenu était de tenir la place, sur la berge d'une rivière ou d'une digue, que sais-je, jusqu'à ce que les troupes de Sa Majesté lancent leur attaque à l'aube et rejoignent les soldats envoyés en avant-garde. Les protestants furent dûment taillés en pièces sans même avoir eu le temps de se reprentir de leurs péchés. Ils dormaient comme des marmottes quand les nôtres sortirent de l'eau, bien résolus à se réchauffer, ce qu'ils firent en expédiant les hérétiques en enfer, si c'est bien là qu'ils s'en vont les maudits luthériens. Malheureusement, l'attaque espagnole ne vint pas avec l'aube. Jalousies entre mestres de camp et généraux, raconta-t-on plus tard. Toujours est-il que les trente et un hommes restèrent là, abandonnés à leur sort, jurant est pestant, entourés de Hollandais prêts à venger le massacre de leurs camarades. Plus défaits que l'Invincible Armada du bon roi Philippe II. La journée fut longue et très dure. Pour vous en donner une idée, sachez que seulement deux Espagnoles parvinrent à regagner l'autre rive, quand la nuit tomba enfin. Diego Alatriste était du nombre. Et comme il avait commandé la troupe pendant toute la journée – le vrai capitaine avait été mis hors de combat à la première escarmouche, le dos transpercé par six pouces d'acier –, le surnom lui resta, sans qu'il eût jamais le grade. Capitaine d'un jour d'une troupe d'hommes condamnés à mort qui, perdus pour perdus, vendirent cher leur peau, l'un après l'autre, acculés à la rivière, jurant et blasphémant comme de beaux diables. À l'espagnole.

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Brigitte nous propose sa traduction :

LA TAVERNE DU TURC

Il n’était pas l’homme le plus honnête ni le plus pieux, mais c’était un homme vaillant.
Il s’appelait Diego Alatriste y Tenorio, et s’était battu comme soldat dans les tercios viejos pendant la guerre des Flandres.
Quand je fis sa connaissance, il vivotait à Madrid, louant ses services pour quatre maravédis en échange de viles besognes, souvent comme spadassin pour le compte d’autres qui manquaient de dextérité ou de détermination pour régler eux-mêmes leurs propres querelles.
Vous savez bien : un mari cocu par ci, un mauvais procès ou un héritage douteux par là, des dettes de jeu à moitié soldées et autres choses diverses.
La critique est facile aujourd’hui ; mais, en ces temps-là, la capitale des Espagnes était un lieu où il fallait trouver sa subsistance au jour le jour, dans un recoin, entre l’éclat de deux fers croisés. Et pour ça, Diego Alatriste se débrouillait plutôt bien. Doué d’une grande habileté à l’heure de tirer l’épée, il maniait mieux encore de sa main gauche camouflée, cette longue et fine dague appelée par certains « biscayenne », dont les professionnels de l’estocade s’aidaient souvent.
« Un coup d’épée et l’autre de biscayenne », avait-on coutume de dire. L’adversaire était occupé à tirer et parer des attaques dans les règles de l’art et soudain ça lui arrivait par dessous, en plein ventre, un coup de couteau bref comme l’éclair qui ne lui donnait pas même le temps de demander la confession. Oui. Je vous l’ai déjà dit, les temps étaient durs.
Le capitaine Alatriste, vivait donc de son épée. Si je me souviens bien, le titre de capitaine était davantage un surnom qu’un grade effectif. Le sobriquet lui venait de loin : quand, officiant comme soldat pendant les guerres du Roi, il dut traverser de nuit avec vingt-neuf autres compagnons et un vrai capitaine, un fleuve gelé, rendez-vous compte, vive l’Espagne etc, l’épée entre les dents et en chemise pour se confondre avec la neige, afin de surprendre un détachement hollandais, l’ennemi d’alors qui voulait se proclamer indépendant, ni vu ni connu.
C’est bien ce qui se passa finalement, mais nous les avons bien eus entre temps. Pour en revenir au capitaine, l’idée était de tenir la place ici, sur la rive du fleuve, une digue ou autre, jusqu’à ce que les troupes du Roi notre Seigneur lancent une attaque à l’aube pour s’unir à eux. Résultat, les hérétiques furent copieusement poignardés sans avoir le temps de dire amen.
Ils dormaient comme des marmottes, et là-dessus, les nôtres sortirent de l’eau avec grande envie de se réchauffer le dos et ils se débarrassèrent du froid qui leur collait à la peau en expédiant les impies en enfer, ou en quelque endroit qu’aillent ces maudits luthériens.
Le pire c’est qu’ensuite l’aube se leva, la matinée passa, mais la seconde attaque espagnole n’eut pas lieu. Des histoires, à ce qu’on dit plus tard, de jalousies entre aides de camp et généraux. Ce qui est sûr c’est que les trente-et-un hommes furent abandonnés à leur sort, avec force blasphèmes et jurant par tous les diables, encerclés par des hollandais prêts à venger leurs camarades égorgés. Plus en perdition que l’Invincible Armada de notre bon Roi Philippe II.
Ce fut une journée longue et douloureuse. Et pour en avoir une idée précise, sachez que seuls deux Espagnols réussirent à rejoindre l’autre rive à la tombée de la nuit.
Diego Alatriste était l’un d’eux et, comme au cours de cette journée il avait pris le commandement de la troupe - le vrai capitaine avait eu son compte à la première escarmouche, transpercé par une lame de plusieurs pouces de long -, le surnom lui resta, bien qu’il ne put aucunement tirer profit de cette charge. Capitaine d’un jour, d’une troupe condamnée à mort et envoyée au diable en vendant très cher sa peau, l’un après l’autre, dos au fleuve et blasphémant en bon castillan. Ces choses de la guerre et du désordre. Ces choses de l’Espagne.

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Odile nous propose sa traduction :

La taverne du Turc

Il n'était pas le plus honnête ni le plus pieux des hommes, mais il était courageux. Il s'appelait Diego Alatriste y Tenorio, et il avait combattu comme soldat dans les tercios viejos pendant la guerre des Flandres.
Lorsque je l'ai connu, il vivotait à Madrid, louant ses services pour quelques maravédis en échange de besognes peu glorieuses, le plus souvent en qualité de spadassin à la solde de ceux qui n'avaient pas l'adresse ou le courage nécessaire pour vider leurs propres querelles. Vous savez bien: un mari cocu par- çi, une dispute ou un héritage douteux par -là, des dettes de jeu à demi-honorées, etc...
Aujourd'hui, la critique est facile; mais à l'époque, dans la capitale des Espagnes, il fallait gagner sa pitance en tirant profit de toutes les occasions, au coin d'une rue, en croisant le fer. Et Diego Alastriste s'en tirait très bien. Il montrait une grande habileté au moment de tirer l'épée et maniait mieux encore, de la main gauche, et tenue cachée, cette dague étroite et longue que certains appellent la biscayenne dont usaient souvent les duellistes professionnels. Un coup d'épée, un autre de biscayenne, avait-on coutume de dire. L'adversaire attaquait et parait adroitement quand, soudain, il recevait par-dessous, à la hauteur du ventre, dans les tripes, un coup de lame bref comme l'éclair qui ne lui donnait pas le temps de demander la confession. Oui, j'ai déjà dit à vos seigneuries que les temps étaient difficiles.
Le capitaine Alatriste vivait donc de son épée. Autant que je sache, son titre de capitaine était plutôt un surnom qu'un grade. Il lui venait de loin : d'une nuit, bien des années auparavant, alors qu'il était soldat du Roi et qu'il avait dû traverser une rivière gelée, avec vingt-neuf de ses compagnons et un vrai capitaine. Imaginez un peu : vive l'Espagne et tout le reste, l'épée entre les dents, en chemise pour se confondre avec la neige, afin de surprendre un détachement de Hollandais. Ils étaient les ennemis d'alors car ils prétendaient, en douce, proclamer leur indépendance. C'est bien ce qui est arrivé mais, entre-temps, nous leur avons rendu la vie dure. Pour en revenir au capitaine, le plan consistait donc à tenir la place, au bord d'une rivière, ou d'une digue, que sais-je, jusqu'à ce que les troupes du Roi notre Seigneur, à l'aube, lancent une attaque afin de rejoindre ceux qui se trouvaient sur l'autre berge. Au bout du compte, les hérétiques ont été dûment taillés en pièces sans même avoir eu le temps d'ouvrir la bouche. Ils dormaient comme des marmottes et, là-dessus, les nôtres sont sortis de l'eau, bien décidés à se réchauffer, ce qu'ils firent en expédiant les hérétiques en enfer, ou ailleurs, enfin là où finissent ces maudits luthériens.
Le malheur, c'est que l'aube arriva, puis le matin et la deuxième attaque espagnole n'eût pas lieu. Des histoires, à ce qu'on a raconté plus tard, de jalousies entre officiers de camp et généraux. Toujours est-il que les trente et un hommes restèrent là-bas, abandonnés à leur sort, blasphémant et pestant, cernés par des Hollandais prêts à venger leurs compagons égorgés. Plus défaits encore que l'Invencible Armada du bon Roi don Felipe II. La journée fut longue et très dure. Pour en donner une idée à vos seigneuries, sachez que seuls deux espagnols purent regagner l'autre rive à la tombée de la nuit. Diego Alatriste était l'un d'eux et, comme il avait dirigé la troupe tout au long de la journée – le vrai capitaine avait eu son compte réglé au moment de la première escarmouche, le dos transpercé par six pouces de lame - , le surnom lui resta, mais il n'en n'eût jamais la carrière. Capitaine d'un jour, d'une troupe d'hommes condamnés à mort, sacrifiés, qui vendirent chèrement leur peau, les uns après les autres, acculés à la rivière et blasphémant en bon castillan. Histoires de guerre et de désordres. Histoires d'Espagne.

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Anonyme a dit…
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