vendredi 27 février 2009

Un débat intéressant…

En photo : loupe par Alain Bachellier

Pour ceux qui suivent nos discussions régulières sur les traductions publiées sur le blog, les nôtres ou celles des traducteurs « officiels » des textes sur lesquels nous travaillons, vous aurez sans doute remarqué que Brigitte a formulé certaines questions sur les deux traductions « officielles » des textes de Pérez Reverte, Le Capitaine Alatriste et Le Club Dumas, en français. Il ne s'agissait pas pour elle de régler des comptes avec le traducteur… loin de là (répétons pour la énième fois – ça n'est pas inutile – qu'il n'est jamais bon pour un traducteur de faire la leçon à un autre traducteur, surtout en public), mais d'essayer d'apprendre à partir de ce qu'il propose. À défaut de comprendre ses choix, nous pouvons effectivement nous interroger dessus et mener nos propres réflexions… avec les limites que nous sommes prêts à assumer. L'apprenti n'a-t-il pas la légitimité de demander à percer les secrets de fabrication du maître-artisan ?
Voici donc, modestement, quelques remarques de l'attentive Brigitte sur la traduction de Club Dumas. Au passage, je la remercie d'avoir fait ce travail minutieux de comparaison, d'être tellement passionnée qu'elle a pris le temps de plonger au plus profond du texte et de son miroir français. Sacrée traductrice-enquêtrice !
Je remets le français avant, pour mémoire :

La traduction officielle par Jean-Pierre Quijano, pour les éditions Jean-Claude Lattès :

« L'éclair du flash projeta la silhouette du mort sur le mur. Immobile, il pendait du lustre, au centre du salon. Et tandis que le photographe tournait autour de lui en appuyant sur le déclencheur de son appareil, l'ombre produite par le flash se dessinait successivement sur des tableaux, des vitrines aux étagères chargées de porcelaines, des rayons de livres, des rideaux ouverts sur des grandes fenêtres derrière lesquelles tombait la pluie.
Le juge d'instruction était jeune. Il avait le cheveu rare, en désordre, encore mouillé, comme la gabardine qu'il portait sur ses épaules tandis qu'il dictait son procès-verbal au secrétaire assis sur le sofa, une machine à écrire portative posée devant lui sur une chaise. Le crépitement des touches ponctuait la voix monotone du juge et les commentaires que les policiers échangeaient à voix basse en examinant la pièce :
— … En pyjama, avec une veste d'intérieur. Le cordon de celle-ci a provoqué la mort par strangulation. Le cadavre a les mains attachées devant lui au moyen d'une cravate. Son pied gauche est chaussé d'une pantoufle, le droit est nu…
Le juge toucha le pied nu du mort et le cadavre pivota lentement, au bout du cordon de soie qui reliait son cou à l'ancrage du lustre. Il tourna d'abord de gauche à droite, puis en sens contraire, mais un peu moins loin déjà, jusqu'à retrouver sa position initiale, comme une aiguille aimantée retrouve le Nord après une brève oscillation. Lorsque le juge s'écarta, il dut faire un mouvement de côté pour éviter un policier en uniforme qui cherchait des empreintes digitales au-dessus du cadavre. Une potiche brisée gisait à terre, de même qu'un livre ouvert dont une page était soulignée au crayon rouge. C'était un vieil exemplaire du Vicomte de Bragelonne, une édition bon marché reliée en toile. Le juge se pencha par-dessus l'épaule de l'agent et jeta un coup d'œil sur le texte souligné :
— Oh ! Je suis trahi, murmura-t-il : on sait tout.
— On sait toujours tout, répliqua Porthos qui ne savait rien. »
Il demanda au secrétaire de prendre note du passage et de faire mention du livre dans le procès-verbal, puis il alla rejoindre un homme de haute taille qui fumait devant une fenêtre ouverte.
— Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il lorsqu'il l'eut rejoint.
L'homme de haute taille portait un insigne de policier sur la poche de son blouson en cuir. Il prit une bouffée de la cigarette qu'il tenait entre ses doigts avant de répondre, puis jeta le mégot par la fenêtre sans regarder derrière lui.
— Liquide blanc, en bouteille : on peut généralement conclure qu'il s'agit de lait, répondit-il enfin, énigmatique, mais le juge aperçut un sourire flotter sur ses lèvres ; à la différence du policier, il regardait dans la rue où la pluie continuait à tomber violemment.
Quelqu'un ouvrit une porte au fond de la pièce et le courant d'air fit pleuvoir quelques gouttes sur son visage.
— Fermez la porte, ordonna-t-il sans se retourner. Il arrive aussi qu'on maquille des homicides en suicides, continua-t-il en s'adressant au policier.
— Et inversement, corrigea l'autre, toujours très calme.
— Que pensez-vous des mains et de la cravate ?
— Il arrive qu'ils aient peur de reculer au dernier moment… Si c'était autre chose, elles seraient attachées derrière le dos.
— C'était inutile, rétorqua le juge. Le cordon est fin et solide. Une fois qu'il perdait pied, il n'aurait pas eu la moindre chance, même avec les mains libres.
— Tout est possible. Nous en saurons davantage après l'autopsie.
Le juge se retourna pour regarder de nouveau le cadavre. L'agent qui relevait les empreintes digitales se releva, le livre à la main.
— Plutôt curieux, cette page.
Le policier de haute taille haussa les épaules.
— Je lis peu, répondit-il. Mais ce Porthos était bien un de ces personnages, n'est-ce pas ?… Athos, Porthos, Aramis et d'Artagnan – il compta sur ses doigts, puis s'arrêta, pensif. C'est quand même bizarre. Je me suis toujours demandé pourquoi on les appelle les trois mousquetaires, alors qu'ils sont quatre.

***

Quelques remarques concernant la traduction « officielle » :

1. « Flash » au lieu de « Luz »ne me semble pas justifié puisque le mot flash est répété trois lignes plus loin. On découvre le cadavre presque en même temps que les policiers, presque aux coups de flash du photographe.
2. Dans le texte sur le blog, nous avions « vitrinas con porcelanas, estanterías con libros » J’avais mal vu la place de la virgule mais on aurait pu rendre « des vitrines pleines de porcelaines, des étagères/rayonnages de livres »
3. « sur ses épaules » donne l’impression qu’il a enlevé sa gabardine et l’a posée sur les épaules alors que je pense simplement qu’il n’a pas eu le temps de l’enlever donc il l’a toujours « sur le dos » , « sur lui ».
4. « secrétaire » Le mot « greffier » ne serait-il pas plus adapté ici s’agissant d’un juge d’instruction ?
5. sofa, peu usité
6. Le mot « cordon » s’agissant probablement de la ceinture d’une veste d’intérieur, peignoir ou robe de chambre me gêne un peu car il peut prêter à confusion avec « cordón », le fil électrique de la lampe du plafond.
7. Dans le texte espagnol, nous avons « el juez tocó el pie calzado » et non « descalzo » donc je ne comprends pas pourquoi il a été traduit « nu », à moins qu’il s’agisse d’une coquille dans le texte original ?
8. Le mouvement de gauche à droite du pendu fait penser à l’aiguille d’une boussole donc je pense que le corps fait une sorte de mouvement de pendule de gauche à droite et de droite à gauche et non un mouvement pivotant du corps qui tourne sur lui-même.
9. « bajo el cádaver » a été traduit « au-dessus du cadavre » au lieu de « au-dessous » : le cadavre est encore pendu au plafond, j’ai du mal à « visualiser » d’ailleurs comment le policier peut chercher des empreintes au-dessus…
10. Pour la traduction du passage du Vicomte de Bragelonne, je n’ai pas l’édition française mais le mieux serait d’aller vérifier dans l’édition originale car la phrase « On sait toujours tout » ne me semble pas très explicite ici.
11. Par ailleurs, « une page soulignée au crayon rouge » peut-être là faudrait-il traduire par « ouvert à une page dont un passage était souligné en rouge » car ce n’est pas toute la page qui est soulignée.
12. « L’homme de haute taille » me paraît curieux « à l’oreille » …
13. Le passage de « Liquide blanc, en bouteille…jusqu’à « …flotter sur ses lèvres » ne me semble pas évident car le texte dit « crítico » ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’énigmatique…
Voilà les quelques remarques ou interrogations soulevées par la traduction française… Le débat est donc ouvert…

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci, Brigitte, pour cette recension critique très instructive. J'espère que nous aurons l'occasion, au cours d'une prochaine séance, de procéder à la même analyse sur une des versions d'entraînement publiées sur le blog. Je crois que le simple fait de réfléchir sur les choix de traductions des autres devrait nous éclairer et nous guider pour nos propres choix.