samedi 26 mars 2011

Entraînement test de juin, 17

90 minutes :

Mi madre me pidió que la acompañara a vender la casa. Había llegado a Barranquilla esa mañana desde el pueblo distante donde vivía la familia y no tenía la menor idea de cómo encontrarme. Preguntando por aquí y por allá entre los conocidos, le indicaron que me buscara en la librería Mundo o en los cafés vecinos, donde iba dos veces al día a conversar con mis amigos escritores. El que se lo dijo le advirtió: «Vaya con cuidado porque son locos de remate». Llego a las doce en punto. Se abrió paso con su andar ligero por entre las mesas de libros en exhibición, se me plantó enfrente, mirándome a los ojos con la sonrisa picara de sus días mejores, y antes que yo pudiera reaccionar, me dijo:
-Soy tu madre.
Algo había cambiado en ella que me impidió reconocerla a primera vista. Tenía cuarenta y cinco años. Sumando sus once partos, había pasado casi diez años encinta y por lo menos otros tantos amamantando a sus hijos. Había encanecido por completo antes de tiempo, los ojos se le veían más grandes y atónitos detrás de sus primeros lentes bifocales, y guardaba un luto cerrado y serio por la muerte de su madre, pero conservaba todavía la belleza romana de su retrato de bodas, ahora dignificada por un aura otoñal. Antes de nada, aun antes de abrazarme, me dijo con su estilo ceremonial de costumbre:
-Vengo a pedirte el favor de que me acompañes a vender la casa.
No tuvo que decirme cuál, ni dónde, porque para nosotros sólo existía una en el mundo: la vieja casa de los abuelos en Aracataca, donde tuve la buena suerte de nacer y donde no volví a vivir después de los ocho años. Acababa de abandonar la facultad de derecho al cabo de seis semestres, dedicados más que nada a leer lo que me cayera en las manos y recitar de memoria la poesía irrepetible del Siglo de Oro español. Había leído ya, traducidos y en ediciones prestadas, todos los libros que me habrían bastado para aprender la técnica de novelar, y había publicado seis cuentos en suplementos de periódicos, que merecieron el entusiasmo de mis amigos y la atención de algunos críticos. Iba a cumplir veintitrés años el mes siguiente, era ya infractor del servicio militar y veterano de dos blenorragias, y me fumaba cada día, sin premoniciones, sesenta cigarrillos de tabaco bárbaro. Alternaba mis ocios entre Barranquilla y Cartagena de Indias, en la costa caribe de Colombia, sobreviviendo a cuerpo de rey con lo que me pagaban por mis notas diarias en El Heraldo, que era casi menos que nada, y dormía lo mejor acompañado posible donde me sorprendiera la noche. Como si no fuera bastante la incertidumbre sobre mis pretensiones y el caos de mi vida, un grupo de amigos inseparables nos disponíamos a publicar una revista temeraria y sin recursos que Alfonso Fuenmayor planeaba desde hacía tres años. ¿Qué más podía desear?

Gabriel García Márquez, Vivir para contarla

***
Florian nous propose sa traduction :

Ma mère me demanda de l'accompagner pour vendre la maison. Elle était arrivée à Barranquilla ce matin, depuis le village éloigné où vivait notre famille et elle n'avait pas la moindre idée de comment me trouver. Après s'être renseignée auprès des passants, on lui avait indiqué de me chercher à la librairie Le Monde, ou aux cafés alentours où j'allais deux fois par jour discuter avec mes amis écrivains. Celui qui lui avait conseillé cela, l'avait averti: " faite attention, là-bas ils sont tarés." Elle était arrivée à midi tout juste. Elle s'était ouvert le passage d'un pas léger entre les tables de livres en exhibitions; elle s'était plantée devant moi, en me regardant droit dans les yeux avec un sourire espiègle de ses meilleurs jours, et avant que je ne puisse réagir, elle me dit:
-Je suis ta mère.
Il y avait quelque chose de changer chez elle qui m' avait empêché de la reconnaître au premier regard. Elle avait quarante-cinq ans. Si on ajoute ses onze accouchements, elle avait passé presque dix ans enceinte et au moins autant d'autre à haleter ses enfants. Elle avait les cheveux complètement blanc avant l'âge, ses yeux semblaient plus grands et arrondis derrière ses premiers verres à double foyer, et elle conservait un deuil enfoui et grave depuis la mort de sa mère, mais elle gardait toujours la beauté romaine de la photo de ses noces, aujourd'hui rendue plus digne par un aura d'âge mûr. Avant tout, et même avant de m'embrasser, elle me dit avec son style cérémonial habituel:
- Je viens pour te demander la faveur de m'accompagner vendre la maison.
Elle n'eut pas besoin de me préciser laquelle, ni l'endroit, car pour nous, il n'en existait qu'une au monde: la vielle maison des grands-parents à Aracataca, où j'ai eu la bonne idée de naître et où je n'avais plus vécu depuis l'âge de huit ans. Je venais d'abandonner l'université de droit au bout de six semestres, consacrés davantage à lire ce qui me passait par la main et à réciter par coeur la poésie extraordinaire du Siècle d'Or espagnol. J'avais déjà lu, traduits et en éditions limitées, tous les livres qui pouvaient m'être utiles pour apprendre les techniques d'écriture de roman, et j'avais publié six contes parus en supplément de journaux, qui avaient valu l'enthousiasme de mes amis et l'attention de quelques critiques. J'allais fêter mes vingt-trois ans le mois suivant,j'étais un déserteur de l'armée et convalescent de deux blennorragies, et je fumais chaque jour, sans prémonitions, soixante cigarettes d'un tabac étranger. Pour mes moments de détentes, j'alternais entre Barranquilla et Cartagena de Indias, sur la côte caribéenne de Colombie, survivant comme un coq en pâte avec ce qu'on me versait pour mes billets quotidien dans El Heraldo, ce qui représentait presque moins que rien, et je dormais le mieux accompagné possible là où les hasards de la nuit me conduisaient. Comme si l'incertitude sur mes prétentions et le chaos dans ma vie ne suffisaient pas, avec un groupe d'ami inséparable, nous nous disposions à publier une revue téméraire et sans ressources, sur laquelle Enfonce Fuenmayor travaillait depuis trois ans. Que pouvait-on rêver de plus ?

***

Benoît nous propose sa traduction :

Ma mère me demanda de l'accompagner pour vendre la maison. Elle était arrivée à Baranquilla ce matin, du lointain village où vivait la famille et elle n'avait pas la moindre idée de comment me retrouver. Demandant par-ci, par-là, à des connaissances, on lui conseilla de chercher dans la librairie Mundo ou dans les cafés voisins, où je me rendais deux fois par jour pour converser avec mes amis écrivains. Celui qui lui dit cela l'avertit : « Faites attention car ils sont complètement fous. »
Elle arriva à midi pile. Elle s'ouvrit un passage entre les tables de livres en exposition avec son habituelle démarche pleine de légèreté, elle se dressa devant moi en me regardant dans les yeux avec le sourire malicieux des ses meilleurs jours, et avant que je ne pusse réagir, elle me dit :
- Je suis ta mère.
Quelque chose avait changé en elle, quelque chose qui m'empêcha de la reconnaître au premier coup d'œil. Elle avait quarante cinq ans. Ajoutés à cela, ses onze accouchements, elle avait passé presque dix ans de sa vie enceinte et au moins autant à donner le sein à ses enfants. Ses cheveux étaient devenus complètement gris avant l'heure, ses yeux semblaient plus grands et stupéfaits derrière ses premiers verres double-foyer, elle portait encore fermement et sérieusement le deuil pour la mort de sa mère, mais elle conservait toujours la beauté romaine de son portait de mariage, rendue plus digne désormais par une aura automnale. Avant tout, avant même de me serrer dans ses bras, elle me dit avec son style cérémoniel traditionnel :
- Je viens te demander une faveur. Peux-tu m'accompagner pour vendre la maison.
Elle n'eut pas à préciser laquelle, ni où, parce que pour nous, il n'en existait qu'une au monde : la vieille maison de nos grands-parents à Aracataca, où j'ai eu le bonheur de naître et où je ne suis pas retourné vivre après mes huit ans. Je venais d'abandonner la faculté de droit au bout de six semestres, que j'avais consacrés plus qu'autre chose à lire tout ce qui me passait sous la main et à réciter par cœur l'extraordinaire poésie du Siècle d' Or espagnol. J'avais déjà lu, traduits et en éditions d'emprunt, tout les livres qui m'auraient suffit pour apprendre la technique pour écrire des romans, et j'avais publié six histoires courtes, dans des suppléments de journaux, qui méritèrent l'enthousiasme de mes amis et l'attention de certains critiques. J'allais avoir vingt trois ans le mois prochain, j'avais déjà échappé au service militaire et était vétéran de deux blennorragies, et je me fumais chaque jour, soixante cigarettes d'un tabac génial. Je partageais mon temps libre entre Baranquilla et Carthagène des Indes, sur la côte caribéenne de la Colombie, je survivais comme un pacha avec ce qu'on me payait pour mes notes quotidiennes dans El Heraldo, ce qui était deux fois rien, et je dormais le mieux accompagné du monde où que me surprisse la nuit. Comme si ce n'était pas suffisant l'incertitude qui planait sur mes ambitions, le chaos de ma vie, un groupe d'amis inséparable. Nous avions entrepris de publier une revue audacieuse et sans ressources qu' Alfonso Fuenmayor planifiait depuis trois ans. Que pouvais-je souhaiter de plus ?

***
Bruno nous propose sa traduction :

Ma mère me demanda de l'accompagner pour vendre la maison. Elle était arrivée à Baranquilla ce matin là, du lointain village où vivait notre famille et n'avait pas la moindre idée de comment s'y prendre pour me retrouver. Demandant par-ci et par-là parmi mes connaissances, on lui indiqua de me chercher à la librairie Mundo ou dans les cafés du coin, où j'allais discuter deux fois par jour avec mes amis écrivains. Celui qui le lui dit la prévint: "Allez-y avec prudence car ce sont des fous à lier". Elle arriva à midi pile. Se fraya un chemin de son pas léger entre les tables de livres en présentation, et se planta devant moi, en me regardant avec son sourire malicieux des meilleurs jours, et avant que je puisse réagir, elle me dit:
-Je suis ta mère.
Quelque chose avait changé en elle, qui m'empêcha de la reconnaître à première vue. Elle avait quarante cinq ans. En additionnant ses onze accouchements, elle avait passé presque dix années enceinte et au moins autant d'autres à allaiter ses enfants. Ses cheveux étaient complétement devenus blancs avant l'heure, ses yeux paraissaient plus grands et stupéfaits derrière ses premiers verres à double foyer, et elle portait un deuil austère et sérieux depuis la mort de sa mère, mais elle gardait encore la beauté romaine de sa photo de mariage, alors dignifiée par une aura automnale. Avant tout, même avant de m'embrasser, elle me dit avec son style cérémonial habituel:
-Je viens te demander un service, c'est que tu m'accompagnes pour vendre la maison.
Elle n'eut pas besoin de me dire laquelle, ni où, car pour nous, il n'en existait qu'une au monde: la vieille maison de nos grands-parents à Aracataca, où j'eus l'heureuse chance de naître et où je ne revins pas vivre après mes huit ans. J'achevais d'abandonner la faculté de droit au bout de six semestres, dédiés plus que tout à lire ce qui tombait entre mes mains et à réciter de mémoire la poésie extraordinaire du Siècle d'Or espagnol. J'avais déjà lu, traduits et en éditions empruntées, tous les livres qui m'auraient suffi pour apprendre la technique d'écrire des romans, et j'avais publié six contes dans des suppléments de journaux, qui méritèrent l'enthousiasme de mes amis et l'attention de quelques critiques. J'allais fêter mes vingt trois ans le mois suivant, j'étais déserteur du service militaire et vétéran de deux blénnorragies, et je fumais chaque jour, sans prémonitions, soixante cigarettes de tabac brun. Je partageais mon temps libre entre Baranquilla et Cartagena de Indias, sur la côte caraïbe de la Colombie, en survivant comme un coq en pâte avec ce qu'on me payait pour mes notes quotidiennes dans le journal El Heraldo, ce qui était presque moins que rien, et je dormais le mieux accompagné que possible en quelque endroit où la nuit me surprenne. Comme si l'incertitude à propos de mes ambitions et le chaos de ma vie ne suffisaient pas, un groupe d'amis inséparables et moi-même nous disposions à publier une revue téméraire et sans ressources, que Alfonso Fuenmayor planifiait depuis trois ans. Que pouvais-je désirer de plus ?

***

Mélissa nous propose sa traduction :

Ma mère me demanda de l’accompagner pour vendre la maison. J’étais arrivé à Barranquilla ce matin depuis le village éloigné où vivait ma famille et elle ne savait absolument pas comment me trouver. Demandant par-ci par-là parmi les gens du cru, ils lui indiquèrent de me chercher dans la Librairie Mundo ou dans les bars voisins, où j’allais deux fois par jours discuter avec mes amis écrivains. Celui qui lui avait répondu l’avait averti : « allez-y prudemment car ils sont fous à lier ». Elle était arrivée à midi pile. Elle se fraya un passage avec son pas léger entre les tables de livres en exposition, elle se mit devant moi, me regardant dans les yeux avec le sourire radieux des ses meilleurs jours, et avant que je puisse réagir, elle me dit :

- Je suis ta mère.

Quelque chose avait changé en elle, ce qui m’empêcha de la reconnaître dès le premier regard. Elle avait quarante cinq ans. En additionnant ses onze accouchements, elle avait passé presque dix ans enceinte et au moins autant à allaiter ses enfants. Ses cheveux avaient blanchi entièrement avant l’âge, on voyait ses yeux plus grands et plus ronds derrière ses double foyers, et elle gardait un deuil profond et sérieux pour la mort de sa mère, mais elle gardait encore la beauté romaine de sa photo de mariage, aujourd’hui plus digne grâce à une aura mature. Avant toute chose, même avant de m’enlacer, elle me dit avec son habituel ton cérémonieux :

- Je viens te demander la faveur de m’accompagner pour vendre la maison.

Elle n’eut pas besoin de me dire laquelle, ni où, car pour nous, il en existait seulement une dans le monde : la vieille maison des grands-parents à Aracataca, où j’eus la chance de naître et où je n’étais pas retourné vivre depuis mes huit ans. Je venais d’abandonner la faculté de droit au bout de six semestres, consacrés plus que tout à lire ce qui me tombait entre les mains et à réciter de mémoire la formidable poésie du Siècle d’Or espagnol. J’avais déjà lu, traduits et en éditions rares, tous les livres qui me suffisaient pour apprendre la technique d’écriture du roman, et j’avais publié six contes en suppléments de journaux, qui avaient valu l’enthousiasme de mes amis et l’attention de certaines critiques. J’allais fêter mes vingt trois ans le mois suivant, j’étais déjà un déserteur du service militaire et guérissant de deux blennorragies, et je fumais tous les jours, sans craintes, soixante cigarettes de tabac étranger. Pour les loisirs, j’alternais entre Barranquilla et Carthagène d’Inde, sur la côte caribéenne de la Colombie, survivant comme un prince avec ce qu’on me payait pour mes piges quotidiennes dans El Heraldo, ce qui était presque moins que rien, et je dormais le mieux accompagné possible là où m’emmenait la nuit. Comme si l’incertitude sur mes prétentions et le chaos de ma vie n’étaient pas suffisants, avec un groupe d’amis inséparables nous nous disposions à publier une revue téméraire et sans ressources sur laquelle Alfonso Fuenmayor travaillait depuis trois ans. Que pouvais-je vouloir de plus ?

***

Justine nous propose sa traduction :

Ma mère me demanda de l’accompagner pour la vente de la maison. Elle était arrivée à Baranquilla ce matin, elle avait fait la route depuis le lointain village où vivait notre famille, et elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où elle me trouverait. En demandant à droite à gauche à mes connaissances, on lui conseilla de me chercher à la librairie Mundo ou dans les cafés voisins, où je me rendais deux fois par jour pour discuter avec mes amis écrivains. Celui qui donna ce conseil à ma mère la prévint : « Soyez prudente, ils sont fous à lier ». A midi pile, je fais mon entrée. Ma mère qui marchait d’un pas léger, se fraya un chemin parmi les tables qui accueillaient une exposition littéraire, elle se planta devant moi, et me regardant dans les yeux, afficha un sourire espiègle, celui de ses meilleurs jours, et avant que j’ai pu réagir, elle me dit :
« Je suis ta mère ».
Un changement s’était opéré en elle qui m’empêcha de la reconnaître tout de suite. Elle avait quarante-cinq ans. Si l’on fait la somme de ses onze accouchements, elle avait passé quasiment dix ans enceinte et au moins autant de temps à allaiter ses enfants. Ses cheveux avaient blanchi avant l’heure, derrière ses lunettes à double foyer de grands yeux étonnés, et dans son attitude sérieuse et renfermée elle portait toujours le deuil de sa mère, mais elle conservait toujours la même beauté romaine que sur sa photo de mariage, aujourd’hui rehaussée par l’âge mûr. Avant toute chose, avant même de m’embrasser, elle me dit d’un ton cérémoniel, dont elle usait régulièrement.
« Je viens te demander une faveur, celle de m’accompagner pour la vente de la maison. »
Il ne lui fût pas nécessaire de me préciser laquelle, ni où elle se trouvait, car pour nous il n’en existait qu’une au monde : la vielle maison des grands-parents à Aracataca, dans laquelle j’ai eu la chance de naître, mais où je ne suis pas retourné depuis mes huit ans. Je venais d’abandonner la faculté de droit après six semestres, que j’ai passé à rien de moins qu’à lire tout ce qui me tombait sous la main, et à réciter par cœur la poésie indicible du Siècle d’Or Espagnol. J’avais déjà lu ,traduits, et dans des éditions prêtées, tous les livres qui m’auraient suffi à apprendre les techniques d’écriture d’un roman, et j’avais publié six contes dans des suppléments de journaux, qui ont suscité l’enthousiasme de mes amis, et retenu l’attention de quelques critiques. J’allais fêter mes vingt-trois ans le mois prochain, mais j’étais déjà vieux, j’avais déjà échappé à mon service militaire, souffert de deux blennorragies, je fumais chaque jour, sans que cela ne m’occasionne de visions, soixante-dix cigarettes, avec un tabac du tonnerre. Mes loisirs oscillaient entre Baranquilla et Cartagena de Indias, sur la côte caraïbe de la Colombie ;je vivotais comme un prince avec ce que me rapportaient mes notes quotidiennes dans El Heraldo, autant dire presque rien, et je restais dormir à l’endroit où j’étais lorsque la nuit me surprenait, le plus souvent possible dans des endroits fréquentés. Comme si l’incertitude de mes prétentions et de ma vie chaotique ne suffisait pas, nous étions un groupe d’amis inséparables prêts à publier sans fonds, une revue téméraire à laquelle Alfonso Fuennmayor réfléchissait déjà depuis trois ans. Que pouvais-je demander de plus ?

***

Annabelle nous propose sa traduction :

Ma mère me demanda de l'accompagner pour vendre la maison. Elle était arrivée à Barranquilla ce matin depuis le village éloigné où vivait la famille et n'avait pas la moindre idée de comment me trouver. En demandant par-ci, par-là, à des connaissances, on lui indiqua de me chercher à la librairie Mundo ou dans les cafés voisins, où j'allais deux fois par jour pour converser avec mes amis écrivains. Celui qui le lui dit la mit en garde : « Soyez prudente car ce sont des fous à lier ». Elle arriva à midi pile. Elle se fraya un chemin de sa démarche légère entre les tables de livres en présentation, se planta devant moi, me regardant dans les yeux avec son sourire espiègle des meilleurs jours, et avant je n'aie pu réagir, elle me dit :
–C'est moi, ta mère.
Quelque chose avait changé en elle qui m'empêcha de la reconnaître au premier regard. Elle avait quarante-cinq ans. En additionnant ses onze grossesses, elle avait passé presque dix ans enceinte et au moins autant à allaiter ses enfants. Ses cheveux avaient complètement blanchi avant l'heure, ses yeux paraissaient plus grands et étonnés derrière ses premières lentilles bifocales, et elle gardait un deuil strict et sévère depuis la mort de sa mère, mais elle conservait encore la beauté romaine de son portrait de mariage, à présent rendue plus digne par une aura automnale. Avant toute chose, avant même de m'embrasser, elle me dit avec son style cérémonieux habituel :
–Je viens te demander la faveur de m'accompagner pour vendre la maison.
Elle n'eut pas besoin de me dire laquelle, ni où, car pour nous il n'en existait qu'une seule au monde : la vieille maison des grands-parents à Aracataca, où j'ai eu la chance de naître et où je ne suis pas revenu vivre depuis mes huit ans. Je venais d'abandonner la faculté de droit au bout de six semestres, consacrés en premier lieu à lire tout ce qui me tombait dans les mains et à réciter par cœur la poésie inénarrable du Siècle d'Or espagnol. J'avais déjà lu, traduits et en éditions prêtées, tous les livres qu'il m'aurait fallu pour apprendre la technique du roman, et j'avais publié six nouvelles dans des suppléments de journaux, qui avaient suscité l'enthousiasme de mes amis et l'attention de quelques critiques. J'allais avoir vingt-trois ans le mois suivant, j'étais déjà en infraction avec le service militaire et vétéran de deux blennorragies, et je fumais chaque jour, sans arrière-pensée, soixante cigarettes de tabac brut. J'alternais mes loisirs entre Barranquilla et Cartagena de Indias, sur la côte caribéenne de Colombie, survivant bon gré mal gré avec ce qu'on me payait pour mes contributions quotidiennes dans l'Heraldo, ce qui était presque moins que rien, et je dormais accompagné du mieux possible où la nuit me surprenait. Comme si l'incertitude sur mes ambitions et le chaos de ma vie ne suffisait pas, nous nous disposions, un groupe d'amis inséparables et moi, à publier une revue téméraire et sans moyens qu'Alfonso Fuenmayor planifiait depuis trois ans. Que pouvais-je désirer de plus?

Aucun commentaire: