vendredi 16 janvier 2009

Votre version de la semaine

En photo : Salle des machines par stephmax50

Pourquoi ce texte long et difficile ?
Je l'avais donné à préparer aux étudiants agrégatifs pour la rentrée de janvier. Or je ne m'étais pas rendu compte que je n'avais plus cours avec eux, que désormais ils enchaînaient avec la version classique jusqu'à la fin de l'année. Donc, voici notre Papa verde resté en plan sur une mer de traduction bien compliquée à manœuvrer.
Travaillons-le ensemble, apprentis traducteurs, étudiants agrégatifs et capésiens… Car nous ne serons pas trop pour le ramener à bon port.

Sacó la cara – ¿ quién iba a reconocer a Geo Maker Thompson ? –, lo iluminaba de abajo arriba una luz de luciérnaga húmeda – ¿ quién iba a reconocerlo tiznado hasta el galillo ? –, el sudor en gordas viruelas de cristal sobre la frente mantecosa de grasa de máquina y los grandes cartilagos de sus orejas friéndose en aceite. Por las espinas de la barba subía el débil calor de la lámpara que tenía a sus pies, sin pasar de sus párpados, los ojos en pozos negros, la frente en sombra y la nariz a filo.
Sacó la cara y fue todo humo su cabello, humo rojizo, humo de carbón con chispas de brasas visibles en la oscuridad de la noche caliente. No vio nada, pero estuvo con las narices fuera del rincón de la caldera hediendo a tablas hechas estropajo, herrumbre de fierro gastado por la sal y tufo de vapor de agua. Respirar… Respirar metiendo las narices en los pulmones del viento que acompañaba a pasto el crecer de las olas, animales de rabos espumosos.
Al erguirse, quebrado de la cintura, ansioso de respirar, de ver, de sacar la cara, cayó a sus pies la llave maestra, postrer herramienta en la busca del fallón de caldera que llevaban, golpe en el tablero, que hizo parpadear la luz que desde abajo le iluminaba la cara impávida, ahora alumbrada por las luces de estribor, lagrimosas, chorreantes, rociadas por el oleaje.
Asomó la cara momentos antes de estabilizarse el vaporcito, combatido, entre peines de lluvia, por el viento horas y horas, más horas que les que marcaban los relojes de los pasajeros, porque a medida que la noche empezó a negrear sobre el charol enfurecido del Mar Caribe, el tiempo se detuvo en espera de que pasase algo que duraría un parpadear de segundo y que ya no sería de su reino sino de la eternidad, y se detuvo de tal suerte que nadie creía ver amanecer cuando pintó la luz del alba. Sobrevino la claridad de pronto, por sorpresa, por milagro, al entrar el vaporcito en la líquida quietud de la bahía, dejando atrás el cañoneo de las olas en la Punta de Manabique, las montañas de espuma en que estuvieron perdidos como en la cola de un cometa, y enfrentar la herradura de bosques flotantes en la costa dormida.
Bajo la cáscara de hollín, sudor y aceite, su cara blanca de amplísma frente, alargados ojos castaños, barbas cobrizas de joven lobo de mar, dientes uniformes un poco cortos en encías sanguíneas, ecibió el frescor claro del ámbito de muchas leguas de amanecer y mar engolfado, como el primer premio de la lotería, mientras los pasajeros, lívidos, magullados, con el mascón de la noche más terrible de sus pobres vidas en las ropas, iban adivinando a la distancia, ansiedad de llegar, al final de sábanas de níquel manso, las palmeras y los edificios del puerto recortados en celeste sobre fondo de cielo color membrillo.
¡ Pasajeros !…
Más parecían náufragos. Siempre terminaba en seminaufragio aquella travesía de una noche que en este viaje se tornó eterna, por la tormenta y la descompostura de la máquina.
Los treinta hombres que llevaba el vaporcito agonizaron y revivieron muchas veces. El abismo los escupía, ya para tragárselos, asqueado de sus blasfemias, desechos de muchas cosas deshechas en el Canal de Panamá. Sus blasfemias cavaban más hondo el mar.
La embarcación estallaba en oro, caja de fósforos incendiada a cada relámpago, coincidiendo con el tranquear de la máquina que la hacía perder fuerza y quedar a merced de las olas, barrida océano adentro por la lluvia o devuelta como cáscara hacia la costa retumbante por el tronar de la tempestad.
El encabritarse de la nave, al mermar el impulso de la máquina, y su zangoloteo al reponerse y normalizar la marcha, alternaban el desesperar y la esperanza de los hombres, bien que su desesperar fuera cada vez mayor porque cada vez quedaba la nave más tiempo expuesta a los elementos desencadenados, enfurecidos, sin otro consuelo de capear el temporal que el timón en manos del práctico, un trujillano que los salvó casi por instinto.

Miguel Angel Asturias, El Papa verde, 1957, p. 7-8.

***

La traduction « officielle », Le Pape vert, par Francis de Miomandre pour les éditions, Albin Michel, Paris, 1956, p. 9-11.

Il releva la tête – qui donc aurait reconnu Geo Maker Thompson dans ce visage éclairé de bas en haut par une lumière de ver luisant humide ? dans* ce visage sali jusqu’à la pomme d’Adam, où la sueur éclosait en grosses pustules de cristal sur le front graisseux, où les grands cartilages des oreilles semblaient avoir frit dans l’huile de machine ? Aux pointes de la barbe montait la faible lueur de la lampe qu’il avait à ses pieds, sans dépasser ses paupières, les yeux comme des fruits noirs, le front dans l’ombre, le nez aigu…
Il releva la tête et ses cheveux ne furent que fumée, fumée rougeâtre, fumée de charbon traversée d’étincelles de braises visibles dans l’obscurité de la nuit chaude. Il ne vit rien, mais il mit le nez hors du recoin de la chaudière qui puait les planches pourries, la rouille du fer détérioré par le sel et la vapeur d’eau. Respirer !... Respirer en s’enfonçant dans les poumons du vent qui, tel un berger son troupeau, poussait devant lui les vagues au dos d’écume.
Comme il se redressait, les reins brisés, anxieux de respirer, de voir, de relever la tête, tomba à ses pieds la grosse clef qui servait à fermer la chaudière, et dont le choc sur le plancher fit trembler la lumière qui d’en bas éclairait son visage impassible, maintenant éclairé par les lampes de tribord, larmoyantes, coulantes, et comme arrosées de houle.
Il mit le nez dehors quelques moments avant celui où s’arrêta le petit vapeur qui, pendant des heures et des heures, avait, sous la pluie échevelée, tenu tête au vent, davantage d’heures que celles que marquaient les montres des passagers, car, à mesure que la nuit s’était mise à noircir sur le vernis noir de la Mer Caraïbe en furie, le temps s’était arrêté, dans l’attente de quelque chose qui n’aurait duré qu’un clin d’œil et qui n’aurait pas appartenu à son règne, mais à celui de l’éternité, et il s’était arrêté de telle sorte que personne ne crut que c’était le matin quand parut la première lueur de l’aube. Il fit clair tout à coup, par surprise, par miracle, quand le petit vapeur entra dans le calme liquide de la baie, en laissant derrière lui la canonnade des vagues sur la Pointe de Manabique et les montagnes d’écume où il s’était perdu comme dans la queue d’une comète, et quand il s’était trouvé en face de la cuirasse des bois flottants sur la côte endormie.
Sous la croûte de sueur, d’huile et de houille, son visage blanc, au vaste front, aux yeux marron bridés, à la barbe cuivrée de jeune loup de mer, aux dents bien égales et un peu courtes dans leurs gencives rouges, recevait la claire fraîcheur de l’immensité du matin et de la mer, comme le premier prix de la loterie, tandis que les passagers, livides, meurtris, leurs nippes mâchonnées par la nuit la plus terrible de leurs pauvres vies, dans leur anxiété d’arriver, devinaient au loin, au bout de savanes de nickel pâle, les palmiers et les édifices du port se découpant en bleu sur un fond de ciel couleur de coing.
Passagers !...
Ils avaient plutôt l’air de naufragés. Elle finissait toujours dans une espèce de naufrage, cette traversée d’une nuit que ce voyage rendait éternelle, à cause de la tempête et du dérangement de la machine.
Les trente hommes qui emplissaient le petit vapeur avaient plusieurs fois agonisé et revécu. Après les avoir avalés, dégoûté de leurs blasphèmes, l’abîme les crachait, résidus parmi tant d’autres dans le Canal de Panama. Leurs blasphèmes creusaient la mer jusqu’au fond.
L’embarcation fulgurait d’or, boîte d’allumettes à laquelle mettait le feu chaque éclair, coïncidant avec les secousses de machine qui la faisaient perdre sa force et rester à la merci des vagues, balayée dans l’océan par la pluie ou rejetée comme une pelure vers la côté retentissant du tonnerre de la tempête.
Le cabrement du bateau quand faiblissait la poussée de la machine, et son roulis quand reprenait sa marche normale, alternaient chez les hommes désespoir et espoir, bien que le désespoir fût chaque fois plus grand, parce que chaque fois le navire restait plus longtemps exposé aux éléments déchaînés et enragés, et parce qu’ils n’avaient d’autre espoir de tromper la bourrasque que dans le timon du spécialiste, un natif de Trojillo* qui les esquivait, ces éléments, presque par instinct.

* tel quel dans le texte

***

Olivier nous propose sa traduction :

Son visage émergea - qui reconnaîtrait Geo Maker Thompson?-, éclairé de bas en haut par une lueur de luciole humide - qui le reconnaîtrait noir de suie jusqu’au cou?-, de grosses gouttes de sueur comme des copeaux de verre sur son front couvert de graisse de machine et les cartilages de ses grandes oreilles en train de frire dans l’huile. Par les poils hirsutes de sa barbe montait jusqu’à mi visage la clarté chétive de la lampe posée à ses pieds, laissant deux puits noirs à la place des yeux, le front dans l’ombre et le nez entre chien et loup.
Son visage émergea et ses cheveux ne furent plus que fumée, une fumée rougeoyante, une fumée de charbon avec des étincelles de braise qui se détachaient dans l’obscurité de la nuit chaude. Il ne vit rien, mais il avait au moins le nez au vent, hors de la salle des machines puant la planche pourrie, le fer rongé par le sel et la touffeur de vapeur d’eau. Respirer…Respirer en enfouissant les narines dans les poumons du vent, qui accompagnait tel un troupeau le gonflement des vagues, animaux aux queues d’écume.
Alors qu’il se redressait, encore plié en deux, impatient de respirer, de voir, de mettre la tête dehors, la clé universelle, outil de la dernière chance pour tenter de réparer cette panne de chaudière, tomba à ses pieds. Le choc sur le ponton fit clignoter la lumière qui éclairait d’en bas son visage impavide, baigné maintenant par les feux de tribord, larmoyants, dégoulinants, trempés par les vagues.
Son visage émergea juste avant que ne se stabilise le petit bateau à vapeur, sous un rideau de pluie, battu par le vent pendant des heures et des heures, plus d’heures qu’en comptait la montre des passagers; car au fur à mesure que la nuit commençait à tomber sur le vernis furieux de la mer des Caraïbes, le temps s’arrêta, à l’affut de quelque chose d’aussi bref qu’ un battement de cil, quelque chose qui n’appartiendrait déjà plus à son royaume mais à l’éternité; et il s’arrêta, de telle manière que plus personne ne pensait voir à nouveau le jour se lever quand se dessinèrent les premières lueurs de l’aube.

Et puis soudain, la clarté, surprenante, miraculeuse, au moment de pénétrer dans la quiétude liquide de la baie, abandonnant derrière lui la canonnade des vagues de la pointe de Manabique, les montagnes d’écume sur lesquelles ils s’étaient égarés comme sur la queue d’une comète, et de se trouver face à la demi-lune des forêts flottantes sur la côte endormie.
Sous la couche de suie, de sueur et de graisse, son pâle visage au front large, ses yeux marrons en amande, sa barbe cuivrée de jeune loup des mers, ses dents régulières un peu petites sur des gencives trop rouges, reçut de plein fouet, un peu comme le gros lot de la loterie, la claire fraîcheur de nombreuses lieues d’aube et de mer déchaînée. Pendant ce temps-là, les passagers, livides, moulus, avec sur leurs vêtements les marques de la nuit la plus terrible de leurs pauvres existences, devinaient peu à peu sur l’horizon, pressés d’arriver, au bout de ces draps de nickel paisible, les palmiers et les bâtiments bleutés du port qui se découpaient sur le ciel orangé.
Passagers!…
Ils avaient plutôt l’air de naufragés. Elle finissait toujours en semi naufrage, cette traversée d’une nuit, que la tempête et la machine détraquée avait rendue cette fois éternelle.
Plus d’une fois, les trente hommes sur le vapeur agonisèrent et ressuscitèrent. L’abîme les recrachait pour mieux les avaler à nouveau, écœuré par leurs blasphèmes, ces débris de tant de choses brisées dans le Canal de Panama. Leurs blasphèmes creusaient la mer plus encore.
L’embarcation explosait en reflets d’or, comme une boîte d’allumettes incendiée par chaque éclair, à chaque fois que les soubresauts de la machine qui perdait de la puissance la laissait à la merci des vagues, balayée vers le large par la pluie, ou restitué comme une coquille vide au rivage où grondait le tonnerre de la tempête.
Les cabrages du bateau, quand la machine s’essouflait, et les secousses lorsqu’il reprenait sa marche, scandaient les phases d’espoir et de désespoir des passagers; un désespoir qui prenait le pas car le bateau restait de plus en plus longtemps exposé aux éléments déchaînés, en furie, avec un gouvernail comme seul et unique moyen de capeyer les éléments, un gouvernail entre les mains du pilote, un type qui les sauva presque à l’instinct.

***

Brigitte nous propose sa traduction :

Il releva la tête – Qui pourrait bien reconnaître Geo Maker Thompson ? – une lumière de luciole moite l’éclairait de bas en haut – Qui pourrait bien le reconnaître, noir de suie comme un charbonnier, la sueur perlant sur son front gras de cambouis, telles de grosses pustules de verre, et les grands cartilages de ses oreilles comme passés dans l’huile de friture. La lueur blafarde de la lampe posée à ses pieds montait par les picots de son menton mal rasé, jusqu’aux paupières, laissant ses yeux comme deux puits sombres, le front dans l’ombre et le nez comme le tranchant d’une lame.
Il releva la tête et ses cheveux ne furent plus que fumée, une fumée rougeâtre, une fumée de charbon éclaboussée d’étincelles de braises visibles dans l’obscurité de la nuit chaude.
Il ne vit rien mais il mit le nez hors de la chaudière puant les planches pourries, la ferraille rouillée rongée par le sel et les relents de vapeur. Respirer…Respirer en plongeant ses narines dans les poumons du vent qui nourrissait de son souffle le troupeau grossissant des vagues, animaux aux queues d’écume.
En se redressant, encore plié en deux, impatient de respirer, de voir, de mettre la tête dehors, la clef anglaise, ultime outil pour découvrir la panne, tomba çà ses pieds, choc sur le tableau de bord, qui fit clignoter la lumière qui éclairait par en bas son visage impassible à présent baigné par les feux de tribord, larmoyants, dégoulinants, éclaboussés par les vagues.
Son visage émergea quelques instants avant que ne se stabilise le vapeur, frappé par le vent, sous des hallebardes, des heures et des heures durant, plus d’heures que n’en comptaient les montres des passagers, car quand la nuit commença à s’obscurcir sur le vernis déchaîné de la Mer Caraïbe, le temps s’était arrêté dans l’attente que quelque chose se produise, quelque chose qui ne durerait qu’un quart de seconde et qui ne serait plus de leur règne mais de celui de l’éternité, et le temps s’était arrêté si bien que personne ne pensait voir le jour se lever lorsque l’aube se colora de ses premières lueurs.
La clarté surgit d’un seul coup, comme par miracle, au moment où le bateau à vapeur pénétrait dans la quiétude liquide de la baie, abandonnant dans son sillage la canonnade des vagues à la Pointe de Manabique, les montagnes d’écume sur lesquelles ils s’étaient perdus comme sur la queue d’une comète, pour se retrouver face à l’arc de bois flottants sur la baie endormie.
Sous une couche de suie, de sueur et d’huile, son visage blanc au front très haut, aux yeux châtains en amande, à la barbe cuivrée de jeune loup de mer, aux dents régulières un peu courtes sur des gencives sanguines, accueillit comme le gros lot de la loterie cette fraîcheur claire de l’atmosphère après des lieues de petit matin et de mer agitée, tandis que livides, fourbus, dans des vêtements portant trace de la pire nuit qu’ils avaient passée dans leurs pauvres vies, les passagers devinaient peu à peu, au loin, impatients d’arriver, au bout de draps de nickel calme, les palmiers et les édifices du port se découpant, bleutés sur fond de ciel orangé.
Passagers !...
Ils avaient plutôt l’allure de naufragés. Cette traversée d’une nuit– qui lors de ce voyage-là avait été une éternité à cause de la tempête et de la panne de moteur- se terminait toujours plus ou moins en naufrage.
Les trente hommes que transportait le bateau avaient agonisé puis ressuscité à plusieurs reprises. L’abîme les avait recrachés, pour les engloutir à nouveau, écoeuré par leurs blasphèmes, débris parmi les débris nombreux du canal de Panama. Leurs blasphèmes avaient creusé plus encore la mer. L’embarcation éclatait en reflets d’or, telle une boîte d’allumettes incendiée à chaque éclair, perdant de sa force au rythme des ratés du moteur, alors livrée à la merci des vagues, balayée vers les profondeurs de l’océan puis rejetée comme une coquille de noix vers la côte qui résonnait aux coups de tonnerre de l’orage.
Quand la machine perdait de son élan, le bateau se cabrait, et chaque fois que la marche redevenait normale et qu’il retombait, il était agité par des secousses, ce qui faisait passer les hommes du désespoir à l’espoir, bien que leur désespoir allait cependant grandissant car l’embarcation restait chaque fois plus longuement exposée aux éléments déchaînés, furieux, n’ayant plus d’autre recours que de laisser passer l’orage, et de laisser à la barre le pilote, un type qui les sauva en gouvernant quasiment à l’instinct.

***

Elisabeth nous propose sa traduction… encore en cours de fabrication, dit-elle :

Son visage émergea - qui pouvait le reconnaître Geo Maker Thompson ? , une lumière de vers luisant humide l’éclairait des pieds à la tête, - qui pouvait le reconnaître couvert de suie jusqu’au cou ?, des gouttes de sueur telles de grosses pustules translucides sur son front imbibé de graisse à machine, les cartilages de ses grandes oreilles baignant dans l’huile. La faible chaleur de la lampe posée à ses pieds remontait jusqu’aux petits poils du menton mais n’atteignait pas ses paupières ; les yeux creux et sombres, le front dans l’obscurité et le nez effilé.
Son visage émergea et sa chevelure n’était que fumée, fumée rougeâtre, fumée de charbon aux étincelles de braises visibles dans l’obscurité de la nuit chaude. Il ne vit personne, mais il pointa son nez du renfoncement de la chaudière puant les planches devenues éponges à gratter, les canifs rouillés, abîmés par le sel et les relents de vapeur d’eau. Respirer…Respirer en maintenant toutes ses aspirations dans les poumons du vent, auquel se mêlaient les vagues grandissantes, les animaux à la queue écumeuse.
Quand il se releva, cassé en deux, impatient de respirer, de voir, de sentir l’air du dehors, le passe tomba, ultime outil, en leur possession, pour tenter de réparer cette fichue panne. Le choc sur le tableau de bord fit vaciller la lumière qui, d’en bas, éclairait son visage impavide, désormais éclairé par les lumières de tribord, larmoyantes, ruisselantes, noyées dans la houle.
Il pencha la tête plusieurs fois avant que ne se stabilise le bateau à vapeur, luttant sous des pluies battantes, dans le vent durant des heures et des heures, bien plus d’heures que celles indiquées sur les montres des passagers car, au fur et à mesure que la nuit s’épaississait sur la mer luisante et furieuse des Caraïbes, il lui semblait que le temps s’arretât dans l’espoir : quelque chose arriverait et qui ne durerait qu’un clignement de cil - cela ne dépendrait plus de lui mais de l’éternité - . Et le temps s’arrêta, par bonheur personne ne croyait voir l’aurore quand les premières lueurs du jour se dessinèrent. Tout à coup, l’aube apparut, par surprise, par miracle, quand le petit bateau à vapeur entra dans la paisible baie fluide, laissant derrière lui les retentissants remous des vagues à la Punta de Manabique, les montagnes d’écume où ils s’étaient perdus comme la queue d’un cerf-volant, et quand il affronta le rideau de fer de la jungle flottante sur la côte endormie.
Sous le masque de suie, de sueur et de graisse, son pâle visage, front large, yeux amandins et châtain, barbe rousse d’un jeune loup de mer, dents bien alignées, un peu petites sur des gencives bien rouges, il reçut la fraîcheur saine, au milieu de beaucoup de lieues de petit matin et de mer en furie, comme gros lot alors que les passagers livides, tuméfiés, portaient sur leurs vêtements l’agitation de la nuit la plus terrible de leurs pauvres vies et devinaient à vue de nez, pressés d’arriver, au fond des draps en nikel doux, les palmiers et les bâtiments bleutés du port dessinés sous un fond de ciel orangé.
Des passagers !...
Ils ressemblaient plutôt à des naufragés. Ce genre de traversée d’une nuit finissait toujours en semi naufrage qui, lors de ce voyage, fut une éternité dût à la tempête et à la machine détruite. Les trente hommes, que le bateau à vapeur emmenait, agonisèrent et ressuscitèrent .L’abîme les recrachait pour les avaler ensuite, écoeuré par leurs blasphèmes, démunis de beaucoup choses détruites dans le Canal de Panama. Leurs blasphèmes creusaient encore plus la mer.

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Carole et Barbara – du groupe des agrégatifs – nous propose leur traduction commune :

Carole et Barbara

Il montra son visage- qui allait reconnaître Geo Marker Thompson ?- une lumière de luciole humide l’illuminait de haut en bas- qui allait le reconnaître, noir de suie de la tête aux pieds ?- la sueur formant de grosses pustules de variole en verre lui dégoulinait sur le front poisseux de graisse de machine et sur les imposants cartilages de ses oreilles en train de frire dans l’huile. Le long des épines de sa barbe montait la faible clarté de la lampe qu’il avait à ses pieds, sans mordre sur ses paupières, laissant ses yeux dans des puits noirs, son front dans l’ombre et son nez sur le fil.
Il montra son visage et ses cheveux ne furent que fumée, une fumée rougeâtre, une fumée de charbon pailletée d’étincelles de braise visibles dans l’obscurité de la nuit chaude. Il ne vit rien, mais son nez ne s’aventura pas dans le coin où se trouvait la chaudière, puant les planches devenues éponges, la rouille du fer rongé par le sel et les relents de vapeur d’eau. Respirer… Respirer en mettant le nez dans les poumons du vent qui accompagnait à foison les vagues qui gonflaient, animaux à la queue écumeuse.
En se redressant, les reins brisés, désireux de respirer, de voir, de sortir son visage, tomba à ses pieds le passe-partout, dernier outil en leur possession dans leur recherche de l’énorme panne de la chaudière. Cette chute provoqua un coup sur la cloison, faisant vaciller la lumière, qui d’en bas éclairait son visage impavide, à présent illuminé par les lumières de tribord, larmoyantes, dégoulinantes, éclaboussées par la houle.
Il laissa apparaître son visage quelques instants avant que ne se stabilisât le petit bateau à vapeur, battu par le vent, au milieu de trombes d’eau, des heures durant, davantage d’heures que celles qu’indiquaient les montres des passagers. Car au fur et à mesure que la nuit devenait noire sur le vernis en furie de la mer des Caraïbes, le temps s’arrêta dans l’attente que quelque chose se produisît qui ne durerait qu’une fraction de seconde, et qui n’appartiendrait plus à son royaume, mais à celui de l’éternité, et il s’arrêta de telle façon que personne ne croyait voir le jour se lever lorsque pointa la lumière de l’aube. La clarté survint subitement, par surprise, par miracle, alors que le petit bateau à vapeur entrait dans la liquide quiétude de la baie, laissant derrière lui la canonnade des vagues sur la Punta de Manabique, les montagnes d’écume dans lesquelles ils s’étaient perdus comme dans la queue d’une comète, et faisait face à l’arche de forêts flottantes sur la côte endormie.
Sous la couche de suie, de sueur et d’huile, son visage blanc au très large front, aux yeux bruns en amande, à la barbe cuivrée de jeune loup de mer, aux dents uniformes, un peu courtes sur des gencives sanguines, il reçut la claire fraîcheur de l’atmosphère du lever du jour et du large sur de nombreuses lieues, comme le premier prix de la loterie. Les passagers, quant à eux, livides, contusionnés, victimes de la morsure de la nuit la plus terrible de leur pauvre vie sur leurs vêtements, devinaient au loin, dans l’impatience d’arriver, au bout des drapés de nickel paisibles, les palmiers et les bâtiments du port qui se dessinaient en bleu azur sur le fond de ciel couleur coing.

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