jeudi 30 avril 2009

Une belle rencontre avec Aline Schulman, par Jacqueline

Nous avons eu le privilège d’une rencontre exceptionnelle avec Aline Schulman qui nous a réservé plusieurs heures ce 29 avril pour nous parler de traduction et de SA traduction. De sa présentation, nous retenons qu’elle est née au Maroc- et Aline Schulman reconnaît que les multiples facettes de sa généalogie lui ont permis de prendre conscience très tôt que la langue n’est pas une mais multiple et que c’est sans doute ainsi qu’elle s’est sentie « poussée à la traduction »-, qu’elle a enseigné la littérature espagnole à la Sorbonne et exercé des responsabilités à l’ATLAS (Association des Traducteurs Littéraires) et au CNL ; parfaitement bilingue, elle a publié à dix huit ans sa première traduction, un livre de poèmes qu’elle a traduits en espagnol ; elle a traduit entre autres Juan Goytisolo dont elle est devenue la traductrice attitrée ainsi que des œuvres de Carlos Fuentes ; elle a publié par ailleurs un roman et espère bien en écrire un second. Nous savons tous enfin qu’elle a traduit La Célestine en 2006 et Don Quichotte quelques années auparavant. C’est autour de l’œuvre de Cervantès que s’articule son propos.
À partir et au-delà de cette expérience commentée, elle délivre à son auditoire très attentif un message exigeant, élevé, enthousiasmant :« La traduction, dit-elle, est une affaire d’éthique, de morale ». Vérité, fidélité, respect, effort, intégrité, sont les mots clé qui vont jalonner le chemin qui conduit le traducteur à travers les méandres de la difficulté. « Nous sommes l’être et le dieu en même temps ». Voilà qui a de quoi nous impressionner, ajoutons donc « responsabilité » à la liste établie, « une responsabilité aussi énorme que celle de l’écrivain». La différence qu’elle voit entre eux n’est qu’une question de lisibilité, l’auteur écrivant avant tout pour s’exprimer, tandis que le traducteur traduit pour être lu. « Le texte est silencieux, poursuit-elle, personne n’est derrière nous pour nous corriger, c’est en nous que nous devons puiser les diverses manières d’arriver à la vérité car tout est en nous ».
Mais comment parvenir « à la vérité, toute la vérité, rien que la vérité » ?
Par la musique, d’abord le traducteur se doit d’avoir l’oreille musicale, il faut pratiquer la lecture à haute voix pour accoutumer l’oreille à entendre, et ainsi construire et garder la mélodie de la phrase -et Aline Schulman confesse que les leçons de flamenco qu’elle a prises l’ont aidée à rester dans le ton des personnages, à comprendre le rythme de la langue du Quichotte qui rappelons-le est un livre essentiellement oral, composé de 90% de dialogues – ; c’est du reste une lecture à haute voix de sa propre traduction au théâtre de Nancy qui reste son meilleur souvenir de traductrice.
Par la vue ensuite, pour bien traduire un texte, il faut le visualiser, ainsi sera-t-il possible de mettre un mot sur la chose. Le traducteur est avant tout un être sensuel, intuitif, il doit deviner les blancs entre les lignes noires et les interpréter. Tout est affaire d’équilibre entre l’écriture et la réception de l’écriture, il faut parvenir à trouver un ton modéré entre l’auteur et le lecteur. D’où le problème de la réécriture, le lecteur d’hier n’est pas celui d’aujourd’hui, les traductions, ce sont des moments, « le visible d’une société, d’une époque ».
Alors, comment donc traduire le Quichotte aujourd’hui ?
Ni d’une façon archaïsante -et Aline Schulman se méfie des notes qui cassent le rythme et éloignent le lecteur du texte- qui délivre au lecteur un message d’un autre temps, ni d’une façon modernisante tout aussi artificielle. Un simple exemple suffit à illustrer son propos : dès la Préface, l’expression « lector desocupado » lui pose problème : « oisif, inoccupé », ne sont pas acceptables, « disponible » est trop moderne –dès le début, Aline Schulman a pris pour date butoir 1650 et tous les mots entrés dans le dictionnaire postérieurement ont été refoulés- ; elle déplie alors le sens et opte pour un « toi qui prendras le temps de me lire » en adéquation avec le discours de Cervantès. Pour Aline Schulman, la traduction n’est pas un travail avec « des mots sans vie », mais avec des vivants ». Le texte n’est pas sclérosé, on peut le transformer pour en faire quelque chose de lisible pour le lecteur. Borgès disait déjà, elle le cite : « l’idée d’un texte définitif émane de la religion ou de la fatigue ».
A la question, la fidélité est-elle la réversibilité, la traductrice répond que le maître mot est celui d’homologie : restituer un effet mais pas avec les mêmes éléments qui ont provoqué l’effet au départ, quitte à inventer, par exemple : « l’heaume à la barbe » pour rendre compte dans la bouche de Sancho du bassinet-petit casque- et du plat à barbe . Même les mots valise, elle le prouve, sont donc traduisibles ; Mais il faut traduire avec ce que nous sommes et Cidi Hamete devient tout naturellement Sidi Ahmed pour la méditerranéenne qu’est Aline Schulman.
Dans cet « Himalaya » qu’est la traduction du Quichotte, les proverbes tiennent une place de choix et retrouver les proverbes attestés depuis le 17ème n’a pas été chose aisée : Aline Schulman est fière à juste titre du « qui se frotte à l’ail ne peut sentir la giroflée » qu’elle a débusqué pour traduire « dime no con quien naces sino con quien paces » et qui remplace avantageusement, reconnaissons-le le « non avec qui tu nais, mais avec qui tu pais » littéral mais incompréhensible. Car le plus important, c’est que les proverbes soient recevables directement par le lecteur, que le livre parvienne jusqu’à lui et reste dans ses mains.
Nous pourrions multiplier les exemples tant l’échange a été riche et fructueux. Ce que nous souhaitons retenir avant tout, c’est que la traduction est le produit d’un effort conjugué ; bien sûr, le traducteur s’attache à l’objet qu’il a façonné mais pour se protéger d’un sentiment de propriété, une recette : quand il y a quelque chose qui grince ou qui coince dans la traduction, ce que la lecture à haute voix révèle impitoyablement, il faut revenir au texte, sans arrêt. Au fond, « le traducteur n’est le propriétaire que d’un bruit que fait le texte ».
On n’a pas envie de quitter Aline Schulman. On sent qu’elle pourrait animer de longues veillées au coin du feu, qu’elle a mille choses à raconter. Mais Quevedo et la traduction du Buscón l’attendent – prévue pour 2010- Et un jour, pourquoi pas, elle réalisera son rêve : traduire Saine Thérèse « pour traduire une femme et son vécu féminin ». Notons qu’à ce jour, elle est la seule femme à s’être attaquée -avec le bonheur que l’on sait- au Quichotte : six années d’efforts quotidiens qui ont permis à bien des lecteurs de retrouver ou de découvrir la voix de Cervantès. Merci madame Schulman.

1 commentaire:

Laëtitia a dit…

Je suis bien de ton avis Jacqueline. Avec Aline Schulman, on ne voit pas le temps passer, elle a tant à nous apprendre. C’est très motivant de rencontrer des personnes passionnées par leur métier.
Je me souviens quand j’étais en licence, le Quichotte était au programme. Rebutée, à l’époque, par l’espagnol classique et ne voulant pas contrarier ma première lecture-plaisir, je m’étais procuré la traduction d’Aline Schulman. Par la suite, le passage à l’espagnol a été d’autant plus facile que ladite traduction respecte bien le texte et n’a rien à voir avec une « adaptation libre ». Une adaptation libre suit une vision propre de l’œuvre et n’est pas censée rester collée au texte, bien au contraire. Quoi qu’il en soit, si je n’avais pas lu cette traduction, je serais certainement passée à côté de l’œuvre.
Merci à Aline Schulman pour sa généreuse visite.