samedi 18 avril 2009

Une conversation de Jacqueline Daubriac avec Jean-Marie Saint-Lu

En photo : Jean-Marie Saint-Lu

« LE GÉNÉRAL EISENHOWER EST ARRIVÉ À PARIS »…

C’est ainsi que l’entourage de Jean-Marie Saint-Lu se rendit compte qu’il savait lire quand les autres enfants ne déchiffrent pas encore leurs lettres… lecteur précoce, impénitent, fidèle et assidu qui se retrouve dans le traducteur insatiable qu’il est devenu.
Car Jean-Marie Saint-Lu en vingt-sept ans a fait une centaine de traductions ! Généralement, ce sont les éditeurs qui les lui proposent, attirés par ses qualités de « bon artisan », comme il se plaît à le reconnaître ; les éditeurs ? il a toujours eu d’excellents rapports avec eux tout comme avec les correcteurs qu’il considère comme des « personnages essentiels » dans la chaîne de fabrication du livre, car entre eux tous, lecteurs avant toute chose, le terrain d’entente est vite trouvé. Quant aux auteurs, à deux exceptions près que nous ne dévoilerons pas, une promesse est une promesse, il a développé avec eux des rapports très souvent fraternels : Jean-Marie Saint-Lu considère en effet que le traducteur doit former un couple avec l’auteur dont il est à l’évidence le meilleur lecteur ; il accepte d’ailleurs bien volontiers la troisième place dans cette relation auteur-livre-traducteur, sait s’effacer devant le père — « il ne faut pas qu’on reconnaisse le traducteur », dit-il —, jouit du bonheur d’être parrain de l’enfant-roi, le livre et du privilège d’entrer dans l’univers si particulier de l’auteur car bien sûr, « un vrai écrivain a son univers ».
M. Saint-Lu le dit, il est « un écrivain frustré », pas assez tenaillé par l’écriture, mais un traducteur comblé ; pour lui, la notion de plaisir est inséparable d’une traduction réussie et de l’acte même de traduire ; aussi n’hésite-t-il pas à refuser de traduire du théâtre ou de la poésie : traumatisé par la traduction si triviale, du premier vers du Canto general de Neruda : « Antes de la peluca y la casaca… » qui lui est tombée un jour entre les mains (des mains), il a préféré laisser à jamais à la langue espagnole « langue à accent, si musicale » le soin de rendre la beauté de la pensée de Neruda et autres poètes. Restent les essais et celui qu’il a porté pendant sept années avec un de ses collègues, L’histoire des Indes de Las Casas l’a comblé ; restent les romans et particulièrement ceux de Juan Marsé — il va s’attaquer au prochain, publié à l’automne.
Et ceux qu’il aurait aimé traduire ? Le Quichotte, dit-il spontanément, mais pourquoi faire ? « La traduction d’Aline Schulman est excellente en soi, celle de Viardot tient parfaitement la route », inutile de refaire ce qui a déjà été – bien-fait ; « Cien años de soledad » ou « l’île au trésor », il les aurait bien traduits aussi et l'églogue, la 3ème églogue de Garcilaso ; on lui devine une tendresse particulière pour cette œuvre.
Aurait-il pu traduire une autre langue ? Le portugais, oui, il s’y est déjà essayé mais « j’aurais aimé traduire aussi des ouvrages en anglais ou en italien », cela ne lui semble pas insurmontable, avec de bons outils et une connaissance solide de la langue française.
Alors, avec les yeux du traducteur chevronné que vous êtes, comment voyez-vous la profession aujourd’hui ? « Le métier de traducteur est très difficile, le monde de l’édition, à la fois industriel et artisanal, est fermé, mais quand on s’y fait apprécier, quel confort ! Le secteur n’est pas encore saturé, on traduit beaucoup plus qu’autrefois et au dernier Salon du livre, il s’est vendu dit-on 20% de plus de livres que l’an dernier. Difficile sans doute de vivre de ses seules traductions mais quand on aime, on ne compte pas » ; les éditeurs, oui, et nous sommes amusées d’apprendre, mes deux collègues et moi, que dans les revues, on est payé… au cm !
Jean-Marie Saint-Lu nous confirme qu’il ne lit plus comme avant, quand il lit, il traduit et le plaisir de la lecture en est altéré, sans compter qu’il déjoue tous les artifices, les échafaudages du texte ; néanmoins, il est visiblement un traducteur heureux, passionné, « qui a des mois de travail devant lui ».
A la fin de cette interview, je me recroqueville pour ma part sur ma chaise, mon 2ème jet de traduction longue me paraît soudain très insipide, nous parlons donc formation : notre tuteur pense qu’il faudrait multiplier les accords de partenariat entre le secteur de l’édition et l’université, il nous conseille au passage les stages organisés aux collèges de traduction de Bruxelles ou d’Arles, car « il faut occuper le terrain, sentir ce qui se fait et apprendre à se faire connaître ». Message reçu. Il y a plus d’une heure que nous échangeons et nous n’avons pas vu le temps passer, au cours de cette interview collective qui a été une leçon aussi magistrale que conviviale.

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