vendredi 20 novembre 2009

Votre version de la semaine, Vallejo

En photo : Mi amigo Fernando Vallejo, par mora.alexis

— ¡ Mierda ! – dijo la Marquesa, poniendo las tetas sobre la mesa –. Con quién peleo, si sólo maricas veo...
Echó una mirada en torno, por el cafetín abyecto, y sus ojos se detuvieron en mí. Yo solté la gran carcajada : era el personaje más extraordinario que había visto en mi vida.
Hernando Aguilar, la Marquesa, tendría cincuenta y cinco o sesenta años entonces, una edad antediluviana, y era de Yolombó, en las montañas de Antioquia. De ahí el título : la Marquesa de Yolombó, que se puso él mismo, porque no se lo dio nadie: ni Dios, ni el Rey, ni el pueblo inmundo. Y como un escapulario se lo chantó encima, por burlarse : de él, de mí, de usted, de Antioquia, del partido conservador y el partido liberal, de la Santísima Trinidad y la Sagrada Familia, y primero que todo y antes que nada y al final de cuentas, de Tomás Carrasquilla, ese viejito chismoso y marica de Santo Domingo el pueblo de mi abuelo, que había escrito entre varias una novela : "La marquesa de Yolombó", justamente.
En Antioquia, con tanto que ha corrido el río, no ha habido más marquesas que ésas : una que cruzó por la imaginación de un viejito urdidor de mentiras, y otra que vivió una noche, una sola noche de mi recuerdo en el café Miami, entre tangos y boleros, mientras iba y venía endemoniado el aguardiente, y cantaba el traganíquel y se me quemaba el corazón. Marquesas de la vida o la novela, ahora las dos se me hacen una sola, acaso porque la vida cuando se empieza a poner sobre el papel se hace novela.
De día contador público, de noche la Marquesa, estaba enamorado de un muchacho, Lucas, a quien yo conocí : de una insolente belleza que realzaba la más absoluta estupidez. Tiempo después de mi noche, otra noche, en un país muy lejano, oí contar una historia : que Lucas y la Marquesa se habían ido a San Andrés. La isla, por si usted no lo sabe, tiene corales y está bañada de luz, y el mar a ratos, cansado del azul se hace esmeralda, para recordarle a quien no lo quiera creer que el verde de Colombia llega hasta allí.
En San Andrés, la isla, mientras Lucas soñaba en la arena a la deriva en la placidez de la tarde, abrumado por la belleza del amor y la fealdad de los números, la Marquesa le puso fin a su cuento : se cortó las venas y se adentró en el mar.
— ¡ Salud y pesetas ! – dijo la Marquesa acercándose a mi mesa.
— ¡ Salud ! – respondí yo, y choqué contra el suyo mi vaso de aguardiente.
¡ Clic ! sonó el vaso y cambió el disco al caer una moneda : desde su alma oscura, insidiosa, el traganíquel, alumbrado de foquitos, empezó a arrastrar una voz :
"Busco tu recuerdo dentro de mi pena. .."
Era Daniel Santos, el jefe, quien cantaba... Un inmenso viento verde de piratas y palmeras sopló sobre el café Miami viniendo de muy lejos, de un remoto mar Caribe de tormenta, donde cargada de oro se iba a pique una goleta y naufragaban penas de amor.

Fernando Vallejo, El fuego secreto

***

Amélie nous propose sa traduction :

— Fais chier ! –jura la Marquise, en mettant ses seins sur la table. A qui je vais mettre des mandales, s’il n’y a que des pédales…
Il balaya le café abject du regard et ses yeux se posèrent sur moi. Je partis d’un grand éclat de rire : c’était le personnage le plus extraordinaire que j’eusse jamais vu au cours de ma vie.
Hernando Aguilar, dit la Marquise, devait alors avoir entre cinquante-cinq et soixante ans, un âge antédiluvien, et était originaire de Yolombó, dans les montagnes d’Antioquia. D’où son titre, la Marquise de Yolombó, qu’il s’était attribué lui-même, parce que personne ne le lui avait attribué : ni Dieu, ni le Roi, ni le peuple immonde. Et il le porta sur soi, tel un scapulaire, pour se moquer : de lui, de moi, de vous, d’Antioquia, du parti conservateur et du parti libéral, de la Sainte Trinité et de la Sagrada Familia et, en premier lieu, avant tout et en fin de compte, de Tomás Carrasquilla, cette vieille pédale commère de Saint-Domingue, le village de mon grand-père, qui avait écrit, entre autres, un roman précisément intitulé « La marquise de Yolombó ».
Depuis le temps que le fleuve coule, il n’y a pas eu d’autres marquises que celles-ci à Antioquia : une qui traversa l’imagination d’un vieil ourdisseur de mensonges, et une autre qui vécut une nuit, une seule nuit dans ma mémoire, au café Miami, parmi tangos et boléros, tandis que l’eau‑de‑vie allait et venait, diabolique, que le juke-box chantait et que mon cœur me brûlait. Marquises de la vie ou de la fiction, les deux ne font plus qu’une à présent, peut-être parce que la vie devient fiction quand on commence à la mettre sur le papier.
Comptable agréé le jour, la Marquise la nuit, il était amoureux d’un jeune homme, Lucas, que je connus moi aussi : il était d’une insolente beauté qui mettait en valeur sa monumentale stupidité. Longtemps après ma nuit, une autre nuit, dans un pays très lointain, j’entendis parler d’une histoire : Lucas et la Marquise étaient partis à San Andrés. L’île, au cas où vous ne le sauriez pas, est bordée de récifs de coraux et baignée de lumière, et il arrive que, lassée du bleu, la mer se fasse émeraude, comme pour rappeler à quiconque refuserait d’y croire que le vert de Colombie parvient jusqu’à là-bas.
À San Andrés, l’île, pendant que Lucas rêvait sur le sable, dérivant dans le calme de l’après‑midi, accablé par la beauté de l’amour et par la laideur des chiffres, la Marquise mit un terme à son conte de fée : il s’ouvrit les veines et se jeta dans la mer.
— Santé et fortune ! –dit la Marquise en s’approchant de ma table.
— Santé ! –répondis-je, et je trinquai avec mon verre d’eau-de-vie.
Tchin ! Les verres s’entrechoquèrent et le disque changea quand une pièce tomba : du fond de l’âme sombre et insidieuse du juke-box éclairé par de petites ampoules, monta une voix traînante :
« Busco tu recuerdo dentro de mi pena…»
C’était Daniel Santos qui chantait, el jefe … Un vent puissant, vert de pirates et de palmiers souffla sur le café Miami, venu de très loin, d’une lointaine mer orageuse des Caraïbes, où une goélette chargée d’or coulait à pic et où des peines de cœur faisaient naufrage.

***

Coralie nous propose sa traduction :

Merde ! –a lancé la Marquise, en mettant ses seins sur la table–. Avec qui je me dispute si je ne vois que des pédales…
Il a jeté un œil autour de lui, dans le bistrot abject, et ses yeux se sont arrêtés sur moi. J’ai lâché un grand éclat de rire : c’était le personnage le plus extraordinaire que j’avais vu dans ma vie. Hernando Aguilar, la Marquise, devait alors avoir cinquante cinq ou soixante ans, un âge antédiluvien, il était de Yolombó, dans les montagnes d’Antioquia. D’où son titre : la Marquise de Yolombó, qu’il s’était lui même donné, parce que personne ne le lui avait donné, ni Dieu, ni le Roi, ni son village immonde. Et, il l’avait porté comme un scapulaire, pour se moquer : de lui, de moi, de vous, d’Antioquia, du parti conservateur et du parti libéral, de la Sainte Trinité et de la Famille Sacrée, et, en premier, avant tout et en fin de compte, de Tomás Carrasquilla, cette vieille petite pédale cancanière de Santo Domingo, le village de mon grand-père, qui avait écrit, entre autres, un roman : « La Marquise de Yolombó », justement. À Antioquia, depuis que coule le fleuve, il n’y a pas eu plus de marquises que celles-ci : l’une qui a traversé l’imagination d’un petit vieux, ourdisseur de mensonges, et l’autre qui a vécu une nuit, une seule nuit de mon souvenir dans le café Miami, parmi les tangos et boléros, tandis que l’eau de vie, démoniaque, allait et venait, que le jukebox chantait et que mon cœur me brulait. Marquises de la vie ou du roman, maintenant, pour moi, les deux ne font qu’une, peut être parce que la vie devient un roman quand on commence à la coucher sur le papier. Comptable le jour, Marquise la nuit, il était amoureux d’un jeune homme, Lucas, que j’avais connu : une beauté insolente qui renchérissait la stupidité la plus totale. Quelques temps après ma nuit, une autre nuit, dans un pays très lointain, j’ai entendu raconter une histoire : Lucas et la Marquise étaient partis à San Andrés. L’île, au cas où vous ne le sauriez pas, est corailleuse et baignée de lumière, et parfois, la mer, fatiguée du bleu, devient émeraude, pour rappeler à qui ne voudrait pas le croire que le vert de Colombie arrive jusqu’ici. À San Andrés, sur l’île, tandis que Lucas rêvait sur le sable, à la dérive, dans le calme de l’après-midi, accablé par la beauté de l’amour et la laideur des nombres, la Marquise avait mis fin à son conte : il s’était ouvert les veines et enfoncé dans la mer.
Santé et fortune ! –a dit la Marquise en s’approchant de ma table.
Santé ! –lui ai-je répondu, et nous avons trinqué, mon verre d’eau-de-vie contre le sien. Gling ! le verre a retenti et le disque a changé quand la pièce est tombée : de son âme obscure, insidieuse, le jukebox, éclairé par de petites ampoules, a commencé à recracher une voix : « Je cherche ton souvenir dans ma peine… » C’était Daniel Santos, el jefe, qui chantait… Un immense vent vert, de pirates et de palmiers, a soufflé sur le café Miami, venant de très loin, d’une lointaine mer des Caraïbes orageuse, où, chargée d’or, coulait une goélette et faisaient naufrage des chagrins d’amour.

***

Laëtitia Sw nous propose sa traduction :

— Merde ! – dit la Marquise, en posant ses seins sur la table –. Avec qui je vais me disputer, si je ne vois que des pédés...
Elle embrassa d’un regard le bistrot sordide et ses yeux s’arrêtèrent sur moi. Je partis d’un grand éclat de rire : c’était le personnage le plus extraordinaire que j’avais vu dans ma vie.
Hernando Aguilar, la Marquise, devait alors avoir cinquante-cinq ou soixante ans, un âge antédiluvien, et venait de Yolombó, dans les montagnes d’Antioquia. D’où son titre : la Marquise de Yolombó, qu’il s’était lui-même donné, car ce n’était le fait de personne : ni de Dieu, ni du Roi, ni du peuple immonde. Et, tel un scapulaire, il le portait sur lui, pour se moquer : de lui, de moi, de vous, d’Antioquia, du parti conservateur et du parti libéral, de la très Sainte Trinité et de la Sainte Famille, et, avant tout et en fin de compte, de Tomás Carrasquilla, ce vieux pédé cancanier de Saint-Domingue, le village de mon grand-père, qui avait écrit, entres autres, un roman intitulé « La marquise de Yolombó », justement.
À Antioquia, en dépit de tout ce que le fleuve a charrié, il n’y a pas eu d’autres marquises que celles-ci : une qui avait traversé l’imagination d’un vieil ourdisseur de mensonges, et une autre qui avait vécu une nuit, une seule nuit de mon souvenir au café Miami, entre les tangos et les boléros, tandis que l’eau de vie distillait ses effets démoniaques, que le juke-box chantait et que mon cœur se consumait. Marquises véritable ou romanesque, aujourd’hui les deux n’en font plus qu’une, peut-être parce que la vie, quand on commence à la coucher sur le papier, se fait roman.
Le jour, prêteur public, la nuit, Marquise, il était amoureux d’un jeune homme, Lucas, que je connaissais : d’une insolente beauté rehaussée par la stupidité la plus absolue. Un certain temps après ma nuit, une autre nuit, dans un pays très lointain, j’entendis raconter une histoire : Lucas et la Marquise étaient partis à San Andrés. Cette île, au cas où vous ne le sauriez pas, est une île corallienne, baignée de lumière, dont la mer, fatiguée par moments du bleu ambiant, prend une couleur émeraude, pour rappeler à celui qui ne voudrait pas le croire que le vert de Colombie arrive jusque-là.
Dans cette île de San Andrés, pendant que Lucas rêvait sur le sable, dérivant dans la tranquillité du soir, écrasé par la beauté de l’amour et la laideur des nombres, la Marquise mit un terme à son histoire : elle se tailla les veines et s’enfonça dans la mer.
— Santé et prospérité ! – dit la Marquise en s’approchant de ma table.
— Santé ! – répondis-je, en choquant mon verre d’eau de vie contre le sien.
Clic ! tinta le verre et, avalant une pièce, le juke-box, illuminé de loupiotes, changea de disque : de son âme obscure, insidieuse, commença à s’élever une voix traînante :
« Je cherche ton souvenir au cœur de ma peine... »
C’était Daniel Santos, le boss, qui chantait... Un immense vent vert de pirates et de palmiers souffla sur le café Miami, venu de très loin, d’une lointaine mer caribéenne de tempête où une goélette chargée d’or coulait à pic et où des peines d’amour faisaient naufrage.

***

Émeline nous propose sa traduction :

—Merde ! –s’exclama la Marquise tout en posant ses seins sur la table. À qui je mets des torgnoles si je ne vois ici que des tafioles…
Elle jeta un regard autour d’elle, dans ce bistrot abject, et ses yeux s’arrêtèrent sur moi. Moi, j’éclatai d’un grand fou rire : c’était le personnage le plus extraordinaire que j’avais jamais vu de ma vie.
Hernando Aguilar, la Marquise, devait alors avoir cinquante-cinq ou soixante ans, un âge antédiluvien, et venait de Yolombó, dans les montagnes d’Antioquia. De là son titre : la Marquise de Yolombó, qu’il s’octroya lui-même, puisque personne ne le lui donna : ni Dieu, ni le Roi, ni le peuple immonde. Et comme un scapulaire, il l’avait jeté sur lui pour se moquer : de lui, de moi, de vous, d’Antioquia, du parti conservateur et du parti libéral, de la Sainte Trinité et de la Sainte Famille, et en tout premier lieu et avant tout et en fin de compte, de Tomás Carrasquilla, cette vieille petite pédale médisante de Santo Domingo, le village de mon grand-père, et qui avait écrit, entre autres, un roman intitulé La Marquise de Yolombó justement.
A Antioquia, autant que la rivière ait pu couler, il n’y eut pas d’autres marquises que celles-ci : une qui avait traversé l’imagination d’un petit vieux tisseur de mensonges, et l’autre qui avait vécu une nuit, une seule nuit de mon souvenir au café Miami, entre tangos et boléros, alors qu’allait et venait l’eau-de-vie démoniaque, et que chantait le juke-box, et que me brulait le cœur. Marquises véritables ou romanesques, maintenant les deux ne font plus qu’une, peut-être parce que quand la vie commence à se poser sur le papier elle devient roman.
Expert-comptable le jour, la Marquise la nuit, il était amoureux d’un jeune homme, Lucas, que je connus : une insolente beauté qui soulignait la plus absolue stupidité. Quelques temps après ma nuit, une autre nuit, dans un pays très lointain, j’entendis raconter une histoire : Lucas et la Marquise étaient partis à San Andrés. L’île, pour le cas où vous ne le sauriez pas, est bordée de récifs de corail et baignée de lumière, et la mer, par moments, lasse du bleu, se fait émeraude, pour rappeler à qui ne voudrait pas y croire, que le vert de la Colombie arrive jusque là.
A San Andrés, l’île, alors que Lucas rêvait sur le sable à la dérive dans la tranquillité de l’après-midi, accablé par la beauté de l’amour et la laideur des nombres, la Marquise mit un terme à son conte de fées : elle se coupa les veines et s’enfonça dans la mer.
—Santé et argent ! –dit la Marquise en s’approchant de ma table.
—Santé ! –lui répondis-je, en trinquant avec mon verre d’eau-de-vie.
Tchin !, tinta mon verre, et le disque changea car une monnaie tomba : depuis son âme obscure, insidieuse, le juke-box, illuminé par de petites ampoules, commença à émettre une voix :
« Busco tu recuerdo dentro de mi pena… »
C’était Daniel Santos, le Jefe, qui chantait… Un immense vent vert de pirates et de palmiers souffla sur le café Miami, venant de très loin, d’une lointaine mer Caraïbe de tempêtes, où, chargée d’or, coulait à pic une goélette, et naufrageaient des peines de cœur.

***

Chloé nous propose sa traduction :

Merde ! – dit la Marquise, tout en posant ses seins sur la table –. Avec qui je vais pouvoir me battre, si il n’y a que des pédales…
Il jeta un regard alentour, dans le petit café abject, et posa ses yeux sur moi. Je partis d’un grand éclat de rire : c’était le personnage le plus extraordinaire que j’avais jamais vu de toute ma vie.
Hernando Aguilar, La Marquise, à l’époque, devait avoir cinquante-cinq ou soixante ans, un âge antédiluvien, et était originaire de Yolombó, dans les montagnes d’Antioquia. D’où son titre : La Marquise de Yolombó, qu’il s’était attribué lui-même, puisque personne ne le lui avait accordé : ni Dieu, ni le Roi, ni le peuple immonde. Et il l’avait porté, comme un scapulaire, pour se moquer : de lui, de moi, de vous, d’Antioquia, du parti conservateur et du parti libéral, de la Sainte Trinité et de la Sainte Famille, et en premier lieu, avant tout et en fin de compte, de Tomás Carrasquilla, cette vieille petite pédale commère de Saint Domingue, le village de mon grand-père, qui avait justement écrit, entre autres, un roman intitulé : « La Marquise de Yolombó ».
Depuis que le fleuve coule à Antioquia, il n’y a jamais eu d’autres Marquises que celles-ci : une qui traversa l’imagination d’un petit vieux ourdisseur de mensonges, et une autre qui vécut une seule nuit, une seule nuit dans mon souvenir au café Miami, entre tangos et boléros, tandis que l’eau-de-vie, diabolique, allait et venait, que le juke-box chantait et que mon cœur me brûlait. Marquises de la vie ou de fiction, aujourd’hui les deux ne font qu’une pour moi, peut-être parce que, la vie, quand on commence à la coucher sur du papier, devient roman.
Comptable le jour, la Marquise de nuit, il était amoureux d’un jeune homme, Lucas, que j’ai moi aussi connu : une beauté insolente qui mettait en valeur la stupidité la plus absolue. Longtemps après ma nuit, une autre nuit, dans un pays lointain, j’ai entendu parlé d’une histoire : que Lucas et la Marquise étaient partis à San Andrés. L’île, au cas où vous ne le sauriez pas, est bordée de récifs coralliens et baignée de lumière, et par moments, la mer, lassée par le bleu, devient émeraude, pour rappeler à ceux qui ne veulent pas y croire que le vert de Colombie arrive jusque là.
Sur l’île de San Andrés, pendant que Lucas rêvait sur le sable, à la dérive, dans le calme de la soirée, accablé par la beauté de l’amour et par la laideur des chiffres, la Marquise mit fin à son conte de fée : il se tailla les veines et s’enfonça dans la mer.
Santé et fortune ! – dit la Marquise en s’approchant de ma table.
Santé ! – répondis-je, et je trinquai avec lui.
Tchin ! résonna le verre, et le disque changea quand une pièce de monnaie tomba : de son âme obscure, insidieuse, le juke-box, éclairé par de petites ampoules, commença à sortir une voix traînante :
« Busco tu recuerdo dentro de mi pena… »
C’était Daniel Santos, el jefe, qui chantait… Un vent immense, vert de pirates et de palmiers, souffla sur le café Miami venant de très loin, d’une lointaine mer orageuse des Caraïbes, où une goélette chargée d’or coulait et où des chagrins d’amour faisaient naufrage.

***

Auréba nous propose sa traduction :

— Merde ! – dit la Marquise, en mettant ses seins sur la table. Avec qui est-ce que je me bagarre, si ici je ne vois que des tapettes…
Elle jeta un coup d´œil autour d´elle, vers le bistrot abject, et ses yeux s´arrêtèrent sur moi. Moi, j´éclatai de rire : c´était le personnage le plus extraordinaire que j´avais vu dans toute ma vie.
Hernando Aguilar, la Marquise, devait avoir à ce moment là cinquante-cinq ou soixante ans, un âge antédiluvien, et était de Yolombó, dans les montagnes d´Antioche. D´où le titre : la Marquise de Yolombó, qu´il se donna lui-même, car personne ne le lui donna : ni Dieu, ni le Roi, ni le peuple immonde. Et comme un scapulaire il l´enfila, pour se moquer de lui, de moi, de vous, d´Antioche, du parti conservateur et du parti libéral, de la Sainte Trinité et de la Sainte Famille et avant tout et avant quoi que ce soit et en fin de comptes, de Tomás Carrasquilla, cette vieille pédale cancanière de Santo Domingo le village de mon grand-père, qui entre autres avait écrit un roman : « La Marquise de Yolombó », justement.
À Antioche, depuis que le monde est monde, il n´y a pas eu d´autres marquises que celles-là : une qui passa par l´imagination d´un petit vieux ourdisseur de mensonges, et une autre qui vécut une nuit, une seule nuit de mon souvenir dans le café Miami, au milieu de tangos et de boléros, alors que l´eau de vie endiablée allait et venait, et que la machine à sous chantait et que mon cœur s´enflammait. Des marquises de la vie ou du roman, peut-être parce que la vie quand on commence à la poser sur le papier se transforme en roman.
Conteur public le jour, Marquise la nuit, il était amoureux d´un petit garçon, Lucas que j´ai connu: d´une beauté insolente qui rehaussait la stupidité la plus absolue. Quelques temps après ma nuit, une autre nuit, dans un pays très lointain, j´entendis raconter une histoire: que Lucas et la Marquise étaient allés à San Andrés. L´île, au cas où vous ne le sauriez pas, a des coraux et est baignée de lumière, et la mer parfois, fatiguée du bleu devient émeraude, pour rappeler à celui qui ne veut pas le croire que le vert de Colombie arrive jusque là.
À San Andrés, l´île, pendant que Lucas rêvait sur le sable à la dérive dans la placidité de l´après-midi, accablé par la beauté de l´amour et la laideur des numéros, la Marquise mit fin à son conte : elle se coupa les veines et s´enfonça dans la mer.
— À vôtre santé ! – dit la Marquise en s´approchant de ma table.
— À la vôtre ! – répondis-je, et je trinquai avec lui.
Clic ! fit le verre et le disque changea au moment où une pièce tomba: du fond de son âme obscure, insidieuse, la machine à sous, éclairée de petites lumières, commença à arracher une voix :
« Je recherche ton souvenir dans ma peine. »
C´était Daniel Santos, le patron, qui chantait… Un immense vent vert de pirates et de palmiers souffla sur le café Miami venant de très loin, d´une lointaine tempête de mer des Caraïbes, où une goélette chargée d´or sombrait et des peines d´amour faisaient naufrage.

***

Laëtitia So nous propose sa traduction :

- Merde !-dit la Marquise, en posant ses nibards sur la table-. Pourquoi je bataille, je ne vois que des pédales... Elle jeta un coup d’œil autour, dans le café abjecte, et son regard se posa sur moi. J’éclatai de rire : c’était le personnage le plus extraordinaire que j’avais vu de ma vie. Hernando Aguilar, la Marquise, devait alors avoir cinquante-cinq ou soixante ans, un âge antédiluvien, et il était de Yolombo, dans les montagnes d’Antioquia. D’où le titre : la Marquise de Yolombo, dont lui-même s’affubla, parce que ce n’est personne d’autre qui le lui donna : ni Dieu, ni le Roi, ni le peuple immonde. Et comme un scapulaire il le porta sur lui pour se moquer : de lui, de moi, de vous, d’Antioquia, du parti conservateur et du parti libéral, de la Sainte Trinité et de la Sainte Famille, et en premier lieu et avant tout et au bout du compte, de Tomas Carrasquilla, ce petit vieux cancanier et homo de Santo Domingo le village de mon grand-père, qui avait écrit, parmi tant d’autres, un roman intitulé : « La marquise de Yolombo », justement.
A Antioquia, pour autant que le fleuve ait coulé, il n’y a jamais eu d’autres marquises que celles-ci : l’une qui traversa l’imagination d’un petit vieux ourdisseur de mensonges, et l’autre qui vécut une nuit, une seule nuit dans mon souvenir au café Miami, entre tangos et boléros, pendant qu’allait et venait l’eau-de-vie enragée, et que le mange-disque chantait et que mon cœur s’enflammait. Marquises de la vie ou du roman, maintenant les deux ne font plus qu’une, peut-être parce que lorsque l’on commence à coucher la vie sur le papier elle devient roman.
Comptable le jour, Marquise la nuit, il était amoureux d’un jeune homme, Lucas, dont je fis la connaissance : d’une beauté insolente qui mettait en valeur la stupidité la plus absolue. Longtemps après ma nuit, lors d’une autre nuit, dans un pays très lointain, j’entendis raconter une histoire : Lucas et la Marquise étaient partis à San Andrés. L’île, au cas où vous ne le sauriez pas, a des coraux et elle est baignée de lumière, et la mer par moments, lassée du bleu devient émeraude, pour rappeler à qui ne voudrait pas le croire que le vert de Colombie arrive jusque là. A San Andres, l’île, pendant que Lucas rêvait sur le sable à la dérive dans la placidité du soir, accablée par la beauté de l’amour et la laideur des chiffres, la Marquise mit fin à son conte : elle se coupa les veines et s’engouffra dans la mer.
- Santé et fortune ! –lança la Marquise en s’approchant de ma table.
- Santé ! –répondis-je, et je cognai mon verre d’eau-de-vie contre le sien. Clic ! Fit le verre et lorsque la pièce tomba le disque changea : depuis son âme sombre, insidieuse, le mange-disque, illuminé d’ampoules, commença à traîner une voix : « Je recherche ton souvenir dans ma peine... » C’était Daniel Santos, le chef, qui chantait... Un fort vent marin de pirates et de palmiers souffla sur le café Miami. Il venait de très loin, d’une mer des Caraïbes reculée et tourmentée, où une goélette chargée d’or coulait et des peines d’amour échouaient.

***

Sonita nous propose sa traduction :

—Putain! – dit la Marquise en posant ses nichons sur la table –, avec qui je me bats si je ne vois que des pédés…
Elle jeta un regard autour, dans le café abject, et ses yeux s’arrêtèrent sur moi. Je lâchai le grand éclat de rire : c’était le personnage le plus incroyable que j’avais vu dans ma vie.
Hernando Aguilar, la Marquise, devrait avoir dans les cinquante cinq ou soixante-dix ans alors, un âge antédiluvien, et il venait d’Yolombo, dans les montagnes d’Antioquia.
De là le titre, la Marquise de Yolombo, qu’il se donna lui-même, parce que personne ne le lui a donné : ni Dieu, ni le Roi, ni le peuple immonde. Et comme un scapulaire il se le mit pour se moquer : de lui, de moi, de vous, d’Antioquia, du parti conservateur et du parti libéral, de la Très Sainte Trinité, de la Sagrada Familia, et d’abord et avant toute chose et en fin de comptes, de Tomás Carrasquilla, ce petit vieux cancanier et pédé de Santo Domingo, le village de mon grand-père, qui avait écrit parmi tant d’autres un roman : « La Marquise d’Yolombo », justement.
À Antioquia, au fil du temps, il n’y a pas eu plus de Marquises que celles-là : l’une qui a croisé l’imagination d’un petit vieux ourdisseur de mensonges, et l’autre qui a vécu une nuit, une seule nuit dans mon souvenir au café Miami, entre tangos et boléros, pendant que l’eau de vie endiablée coulait à flots, le juke-box chantait et mon cœur brûlait. Marquises de la vraie vie ou du roman, maintenant les deux sont pour moi une seule, peut-être parce que quand la vie commence à se coucher sur le papier elle devient roman.
Comptable le jour, la Marquise la nuit, il était amoureux d’un jeune homme, Lucas, que j’ai connu : il était d’une beauté insolente qui mettait en valeur la stupidité la plus absolue. Quelque temps après cette nuit-là, une autre nuit, dans un pays très lointain, j’entendis conter une histoire : que Lucas et la Marquise s’en étaient allés à San Andrés. L’île, au cas où vous ne le savez pas, a une barrière de corail et est baignée de lumière, et quelques fois, la mer, fatiguée du bleu devient émeraude, pour rappeler à qui ne veux pas le croire que le vert de Colombie arrive jusque là.
Sur l’île de San Andrés, alors que Lucas rêvait sur le sable à la dérive dans la placidité de l’après-midi, accablé par la beauté de l’amour et la laideur des chiffres, la Marquise mit fin à son conte : elle se coupa les veines et s’enfonça dans la mer.
—Santé et pesetas! – dit la Marquise en s’approchant de ma table.
—Santé! – ai-je répondu, et je trinquai mon verre d’eau de vie avec le sien.
Tchin ! Le verre tinta, et le disque changea en avalant une autre pièce de monnaie : depuis son âme obscure, insidieuse, le juke-box allumé avec des petites lumières, commença à traîner une voix : « Je cherche ton souvenir dans ma peine… » C’était Daniel Santos, le Jefe, qui chantait… Venant de très loin, un immense vent vert de pirates et de palmiers souffla sur le café Miami, d’une lointaine mer des Caraïbes, où une goélette chargée d’or coulait à pic et des peines d’amour naufrageaient.
Fernando Vallejo, Le feu secret

1 commentaire:

Sonita a dit…

Bonjour!
Voici quelques impressions après une lecture comparative de nos traductions respectives.

Amélie :
Pourquoi avoir choisi un futur proche pour «con quien peleo» ?
« Et il le porta sur soi », ce n’est peut-être que mon impression mais il me semble que le pronom tonique « lui » serait plus judicieux, non ?

Coralie :
Pourquoi tu as choisi d’utiliser un passé composé au lieu d’un passé simple pour la voix du narrateur ?

Laëtitia Sw :
Tu as traduit cette phrase : «y primero que todo y antes que nada y al final de cuentas» comme ça : « avant tout et en fin de compte ». Il me semble que tu n’as pas traduit tous les éléments, alors je me demande si cela a été volontaire de ta part, et dans ce cas-là, pourquoi, ou alors, est-ce un simple oubli ?
Pourquoi as-tu choisi de traduire «contador público» par « prêteur public » ?
Pourquoi tu as choisi de traduire «que yo conocí» par un imparfait « que je connaissais » ?

Émeline :
Personnellement je trouve ta traduction très réussie ! Je suis loin d’être une experte, c’est un point de vue purement subjectif !

Chloé :
«et une autre qui vécut une seule nuit, une seule nuit dans mon souvenir au café Miami» >> est-ce normal la répétition de « une seule nuit » ?
Tu écris ceci : « et je trinquai avec lui ». Bien que nous sachions que La Marquise est un homme, le texte y fait référence comme étant la Marquise. Ne serait-il pas préférable de garder le féminin et dire « je trinquai avec elle » ?

Auréba :
« il était amoureux d´un petit garçon » >> pourquoi tu as choisi de traduire « muchacho » par « petit garçon » ? Je crains que ce choix soit un tantinet maladroit (si tu me permets !) car cela pourrai faire croire que la Marquise était pédophile…hihihi
«À vôtre santé ! » Tu as volontairement omis “pesetas”? Si c’est le cas, pourquoi ?

Laëtitia So :
Pourquoi avoir choisi de traduire « la tarde » : en la placidez de la tarde par « le soir » ?
Tu as choisi le verbe « échouer » pour traduire « naufragar » dans cette phrase : « y naufragaban penas de amor », pourquoi ?
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Un abrazo.