vendredi 15 novembre 2013

Exercice d'écriture 7 – par Marie

« Contours »

Jeanne adorait la corrida. Le problème c’est qu’on ne pouvait pas aimer la corrida comme on aime le chocolat, ça n’était pas aussi simple. Il n’empêche qu’à chaque feria quand un de ses toreros préférés était annoncé, elle s’y rendait ; les couleurs des arènes et des costumes, la musique des fanfares, la force des picadors sur leur monture et la danse finale… tout était si beau ! Son petit ami, un fervent militant de l’anti-corrida, ne partageait pas cet avis. Comment un être aussi sensible et délicat qu’elle pouvait aimer la mise en scène et la mise à mort d’un être vivant ? Elle, lui disait que ce n’était pas comme ça qu’il fallait le voir. Le « toreo » était « la richesse poétique et vitale de l’Espagne » disait Lorca. Et puis cela faisait partie de leur culture, de leur histoire et il ne servait à rien de le dénigrer, ce à quoi il lui rétorquait qu’il ne s’agissait pas d’histoire ou de culture mais simplement de cruauté et de bassesse humaine. Généralement, elle mettait un terme à la discussion en lui disant qu’elle était assez indifférente à la souffrance animale. Elle n’aimait pas les animaux. Elle ne comprenait pas comment l’homme, quand il avait des carences affectives, faisait systématiquement un transfert sur un animal, le plus souvent, un chien ou un chat. Elle trouvait absurde que tout le monde s’extasie en disant que le chien était considéré comme le meilleur ami de l’homme, qu’il était celui qui reste fidèle et attend son maître quand tout le monde l’abandonne, qu’il était celui qui est toujours heureux de le revoir quand tous les autres lui font subir leurs états d’âme, qu’il était celui qui jamais ne pourrait le décevoir… Toutes ces conneries, elles les connaissaient par cœur et ne comprenait pas que les gens soient aussi bêtes pour ne pas voir que cet « amour » de leur chien n’était que la conséquence de leur condition animale : les animaux étaient condamnés à « aimer » leur maître car ils ne pouvaient rien faire d’autre… Bref, ce sujet l’agaçait, elle aimait Rodolphe mais, vraiment, quand il commençait à lui parler de tout ça, elle avait juste envie d’être ailleurs, ça ne l’intéressait pas. Néanmoins, une fois dans le train pour Valencia où elle se rendait à une corrida, quelque chose lui fit repenser à leur dernière conversation sur le sujet… Elle n’aurait su dire quoi exactement, peut-être le chien du voisin du siège de l’autre côté du couloir, un husky aux yeux clairs qui répondait au nom de Flex, à moins que ça ne soit cet homme au visage amaigri et aux yeux creux qui allait et venait dans le train, un outil à la main. Elle ne parvenait pas à voir de quel outil il s’agissait, celui-ci étant soigneusement caché dans un bandage qu’il avait autour des doigts. Les allées et venues se multipliaient, toujours dans le même wagon, le sien. Il semblait nerveux et combattif, un peu comme le taureau quand on le libère des écuries au début d’une corrida et qu’il se lance dans les arènes. On sentait qu’il fallait qu’il fasse quelque chose, que quelqu’un lui donne une occasion de pouvoir prouver sa force et sa domination. Mais personne dans le train ne semblait faire attention à lui, personne, sauf elle. Elle suivait chacun de ses moindres faits et gestes en prenant la précaution de baisser les yeux à chaque fois qu’il regardait dans sa direction. Une fois arrivé sur une des plateformes de l’extrémité du wagon, il se mettait la tête dans les mains et, dans un mouvement de balancier vertical avec ses jambes, donnait de violents coups de pied dans la porte des toilettes. Il ressemblait au taureau qui, après avoir été attaqué par les picadors, se vide de son sang et piétine nerveusement en espérant trouver une issue. Y avait-il quelqu’un dans ces toilettes ? Elle n’avait vu rentrer personne, pourquoi taper contre cette porte alors ? Le voilà qui sortait quelque chose de sa bouche et qui commençait à trafiquer la serrure de la porte. Celle-ci s’ouvrit et Jeanne, qui avait vu toute la scène, se sentit obligée de se lever pour aller vérifier que cet homme ne fasse de mal à personne. Quand elle passa à hauteur des toilettes, juste derrière lui, elle vit que celles-ci étaient bels et bien vide mais elle croisa aussi son regard menaçant et cruel. Elle se dépêcha de regagner sa place, le cœur battant. Pourquoi était-elle allée voir ? Il avait une bonne raison de s’énerver contre elle maintenant. Il fallait qu’elle redouble de vigilance. Elle aurait bien échangé sa place côté couloir contre celle de son voisin de gauche qui était côté fenêtre. Elle y était, c’était la danse finale, ce moment fatidique où il fallait que le torero d’un seul geste précis et assuré porte le coup de grâce à l’animal… Sauf que dans son cas, elle ne savait pas du tout comment s’y prendre, elle n’avait pas d’épée pour se défendre… Le voilà qui revenait, cette fois en la fixant délibérément et en avançant droit sur elle, l’outil qu’elle n’avait pas réussi à distinguer jusqu’à présent lui apparaissait très clairement à cet instant. Il s’agissait d’un couteau. Le taureau avait l’avantage et il était clair qu’il ne céderait pas, il s’était bien positionné et le torero ne pourrait pas contrer cette attaque. Mon Dieu ! Ce fou allait la tuer à coups de couteau, là devant tout le monde, dans un wagon de train pourri, parmi des gens qu’elle ne connaissait pas et après une dispute avec l’homme de sa vie. Elle ne voulait pas mourir comme ça… « Non s’il vous plaît ! Pitié ! Je ne veux pas mourir comme ça ! Au secours ! » Il était tout près d’elle à présent. Personne ne bougeait. Chacun était absorbé par son livre, son ordinateur ou son téléphone portable, personne ne voyait ce qui était en train de se produire. Personne, personne, personne… Le chien, jusqu’à présent très calme se mit à grogner comme s’il avait senti quelque chose lui aussi et commença à se dresser sur ses pates avant. « Chut, Flex ! Gentil ! Couché ! », lui disait son maître. « Non pas gentil, pas couché, Flex, aide moi, au secours ! »  Avant qu’elle n’ait eu le temps de crier, l’homme avait levé le bras et s’apprêtait à lui donner un coup de couteau dans le ventre quand le chien s’interposa. Elle était tétanisée et ne pouvait plus effectuer le moindre mouvement, les gens autour d’elle s’affairaient ; une demi-douzaine d’hommes contenait maintenant son agresseur pendant que d’autres courraient pour aller chercher des secours et que d’autres encore lui demandaient si elle allait bien. Jeanne avait les yeux fixés sur le chien, elle n’aurait su dire s’il vivait encore. Elle leva alors les yeux vers son maître, un skin avec des tatouages plein les bras… ce mec allait lui en coller une et lui en vouloir jusqu’à sa mort. Mais il la regarda gentiment puis émit un soupir en regardant Flex, il n’avait pas survécu à ce coup de couteau. Les contrôleurs, jusqu’ici invisibles, se chargèrent d’apporter des couvertures et une trousse de secours. Le maître du chien voulut s’en occuper seul, il l’enveloppa dans les couvertures et le porta jusqu’à l ‘extérieur du wagon. De l’attaque, ne subsistait que les contours du sang versé par cet animal que Jeanne avait si longtemps méprisé. Aujourd’hui, le torero s’était fait gracier et ne pourrait plus jamais toréer.   

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