Diciembre 1991-Mayo 1992
Escucha, Paula, voy a contarte una historia, para que cuando despiertes no estés tan perdida.
La leyenda familiar comienza a principios del siglo pasado, cuando un fornido marinero vasco desembarcó en las costas de Chile, con la cabeza perdida en proyectos de grandeza y protegido por el relicario de su madre colgado al cuello, pero para qué ir tan atrás, basta decir que su descendencia fue una estirpe de mujeres impetuosas y hombres de brazos firmes para el trabajo y corazón sentimental. Algunos de carácter irascible murieron echando espumarajos por la boca, pero tal vez la causa no fue rabia, como señalaron las malas lenguas, sino alguna peste local. Compraron tierras fértiles en las cercanías de la capital que con el tiempo aumentaron de valor, se refinaron, levantaron mansiones señoriales con parques y arboledas, casaron a sus hijas con criollos ricos, educaron a los hijos en severos colegios religiosos, y así con el correr de los años se integraron a una orgullosa aristocracia de terratenientes que prevaleció por más de un siglo, hasta que el vendaval del modernismo la reemplazó en el poder por tecnócratas y comerciantes. Uno de ellos era mi abuelo. Nació en buena cuna, pero su padre murió temprano de un inexplicable escopetazo; nunca se divulgaron los detalles de lo ocurrido esa noche fatídica, quizás fue un duelo, una venganza o un accidente de amor, en todo caso, su familia quedó sin recursos y, por ser el mayor, debió abandonar la escuela y buscar empleo para mantener a su madre y educar a sus hermanos menores. Mucho después, cuando se había convertido en hombre de fortuna ante quien los demás se quitaban el sombrero, me confesó que la peor pobreza es la de cuello y corbata, porque hay que disimularla. Se presentaba impecable con la ropa del padre ajustada a su tamaño, los cuellos tiesos y los trajes bien planchados para disimular el desgaste de la tela. Esa época de penurias le templó el carácter, creía que la existencia es sólo esfuerzo y trabajo, y que un hombre honorable no puede ir por este mundo sin ayudar al prójimo. Ya entonces tenía la expresión concentrada y la integridad que lo caracterizaron, estaba hecho del mismo material pétreo de sus antepasados y, como muchos de ellos, tenía los pies plantados en suelo firme, pero una parte de su alma escapaba hacia el abismo de los sueños. Por eso se enamoró de mi abuela, la menor de una familia de doce hermanos, todos locos excéntricos y deliciosos, como Teresa, a quien al final de su vida empezaron a brotarle alas de santa y cuando murió se secaron en una noche todos los rosales del Parque Japonés, o Ambrosio, gran rajadiablos y fornicador, que en sus momentos de generosidad se desnudaba en la calle para regalar su ropa a los pobres. Me crié oyendo comentarios sobre el talento de mi abuela para predecir el futuro, leer la mente ajena, dialogar con los animales y mover objetos con la mirada. Cuentan que una vez desplazó una mesa de billar por el salón, pero en verdad lo único que vi moverse en su presencia fue un azucarero insignificante, que a la hora del té solía deslizarse errático sobre la mesa. Esas facultades despertaban cierto recelo y a pesar del encanto de la muchacha los posibles pretendientes se acobardaban en su presencia; pero para mi abuelo la telepatía y la telequinesia eran diversiones inocentes y de ninguna manera obstáculos serios para el matrimonio, sólo le preocupaba la diferencia de edad, ella era mucho menor y cuando la conoció todavía jugaba con muñecas y andaba abrazada a una almohadita roñosa. De tanto verla como a una niña, no se dio cuenta de su pasión hasta que ella apareció un día con vestido largo y el cabello recogido y entonces la revelación de un amor gestado por años lo sumió en tal crisis de timidez que dejó de visitarla. Ella adivinó su estado de ánimo antes que él mismo pudiera desenredar la madeja de sus propios sentimientos y le mandó una carta, la primera de muchas que le escribiría en los momentos decisivos de sus vidas. No se trataba de una esquela perfumada tanteando terreno, sino de una breve nota a lápiz en papel de cuaderno preguntándole sin preámbulos si quería ser su marido y, en caso afirmativo, cuándo. Meses más tarde se llevó a cabo el matrimonio. La novia se presentó ante el altar como una visión de otras épocas, ataviada en encajes color marfil y con un desorden de azahares de cera enredados en el moño; al verla él decidió que la amaría porfiadamente hasta el fin de sus días.
Isabel Allende, Paula
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La traduction « officielle » par Pierre Guillaumin pour les éditions Fayard :
Écoute, Paula, je vais te raconter une histoire pour que tu ne sois pas complètement perdue lorsque tu te réveilleras.
La saga familiale commence au début su siècle passé avec un robuste marin basque, qui débarqua sur les côtes chilienne la tête pleine de rêves de grandeur et protégé par le reliquaire de sa mère pendu à son cou. Mais pourquoi remonter si loin ? Il suffit de préciser que sa descendance fut riche en femmes de caractère et en hommes aux bras solides et au cœur romantique. Quelques-uns, irascibles, moururent l’écume aux lèvres, mais la rage n’était sans doute pas en cause, comme le prédirent les mauvaises langues – plutôt quelque peste locale. Ils achetèrent dans les environs de la capitale des terres fertiles qui avec le temps prirent de la valeur, ils se civilisèrent, bâtirent de grandes maisons bourgeoises avec des parcs et des bois, marièrent leurs filles à de riches créoles, envoyèrent leurs enfants dans d’austères collèges religieux, se firent admettre au sein d’une aristocratie orgueilleuse de propriétaires terriens qui tint le haut du pavé pendant plus d’un siècle jusqu’à ce que le grand vent du modernisme la balaie au profit des technocrates et des commerçants. L’un d’eux était mon grands-père. Il naquit dans une famille aisée, mais son père mourut très jeune d’un inexplicable coup de feu. On ne sut jamais exactement ce qui s’était passé au cours de cette nuit fatidique – duel, vengeance, histoire d’amour ? Quoi qu’il en soit, sa famille se retrouva sans ressources et, comme mon grand-père était l’aîné, il dut abandonner l’école et chercher du travail pour faire vivre sa mère et élever ses frères plus jeunes. Beaucoup plus tard, devenu un homme riche devant qui on se découvrait, il m’avoua que la pire des pauvretés est celle des petites gens qui portent col et cravate, car ils doivent la cacher. Il s’efforçait d’être toujours impeccable, avec les habits de son père retaillés à ses mesures et parfaitement repassés pour dissimuler l’usure du tissu. Cette époque de dénuement lui trempa le caractère ; il se convainquit que l’existence n’était qu’effort et travail et qu’un homme honorable ne pouvait vivre en ce bas monde sans aider son prochain. Alors déjà, il avait l’expression concentrée et la droiture qu’il conserva jusqu’à a fin de ses jours. Il était fait du même bois dur que ses ancêtres et, comme la plupart d’entre eux, il avait les pieds sur terre, mais une part de son âme s’échappait vers l’abîme des rêves. Il tomba donc amoureux de ma grand-mère, la plus jeune d’une famille de douze enfants, tous fous excentriques et délicieux, comme Teresa à qui poussèrent, à la fin de sa vie, des ailes de sainte et dont la mort fit se dessécher en une nuit tous les rosiers du Parc japonais, ou encore Ambrosio, grand hâbleur et fornicateur qui, dans ses moments de générosité, se mettait nu dans la rue pour donner ses vêtements aux pauvres.
Depuis ma tendre enfance j’ai entendu parler des « dons » de ma grand-mère : prédire le futur, lire les pensées d’autrui, parler aux animaux ou faire bouger les objets du regard. On raconte qu’un jour elle déplaça ainsi un billard à travers le salon mais, à la vérité, le seul objet que j’aie vu se mouvoir en sa présence est un minuscule sucrier qui, à l’heure du thé, se mettait à vaguer sur la table. Ces facultés éveillaient certaines craintes et la beauté enchanteresse de la jeune fille ne parvenait pas à rassurer les possibles prétendants. Pour mon grand-père, cependant, la télépathie et la télékinésie n’étaient que d’innocentes distractions et ne pouvaient pas constituer un obstacle au mariage ; seule la différence d’âge le préoccupait. Elle était beaucoup plus jeune que lui. Lorsqu’il fit sa connaissance, elle jouait encore à la poupée et câlinait toujours dans ses bras un oreiller crasseux. Il ne voyait en elle qu’une enfant, si bien qu’il ne prit conscience de sa passion que le jour où elle lui apparut vêtue de long et les cheveux noués ; la révélation soudaine d’un amour qui avait crû secrètement pendant de longues années le rendit si timide qu’il cessa alors de lui rendre visite. Elle devina la chaleur de ses sentiments avant même qu’il eût pu en faire l’analyse, et lui écrivit une lettre – la première de toutes celles qu’elle devait lui adresser aux moments les plus décisifs de leur vie. Ce n’était pas un billet parfumé pour tâter le terrain, mais ue note brève, écrite au crayon sur du papier d’écolier, lui demandant s’il avait l’intention de l’épouser et, si tel était le cas, quand. Le mariage eut lieu quelques mois plus tard. La jeune épousée monta à l’autel comme une vision d’un autre âge, revêtue de dentelles ivoire, avec un chignon parsemé de fleurs d’oranger en cire. En la voyant, il résolut de l’aimer envers et contre tout jusqu’à la fin de ses jours.
Écoute, Paula, je vais te raconter une histoire pour que tu ne sois pas complètement perdue lorsque tu te réveilleras.
La saga familiale commence au début su siècle passé avec un robuste marin basque, qui débarqua sur les côtes chilienne la tête pleine de rêves de grandeur et protégé par le reliquaire de sa mère pendu à son cou. Mais pourquoi remonter si loin ? Il suffit de préciser que sa descendance fut riche en femmes de caractère et en hommes aux bras solides et au cœur romantique. Quelques-uns, irascibles, moururent l’écume aux lèvres, mais la rage n’était sans doute pas en cause, comme le prédirent les mauvaises langues – plutôt quelque peste locale. Ils achetèrent dans les environs de la capitale des terres fertiles qui avec le temps prirent de la valeur, ils se civilisèrent, bâtirent de grandes maisons bourgeoises avec des parcs et des bois, marièrent leurs filles à de riches créoles, envoyèrent leurs enfants dans d’austères collèges religieux, se firent admettre au sein d’une aristocratie orgueilleuse de propriétaires terriens qui tint le haut du pavé pendant plus d’un siècle jusqu’à ce que le grand vent du modernisme la balaie au profit des technocrates et des commerçants. L’un d’eux était mon grands-père. Il naquit dans une famille aisée, mais son père mourut très jeune d’un inexplicable coup de feu. On ne sut jamais exactement ce qui s’était passé au cours de cette nuit fatidique – duel, vengeance, histoire d’amour ? Quoi qu’il en soit, sa famille se retrouva sans ressources et, comme mon grand-père était l’aîné, il dut abandonner l’école et chercher du travail pour faire vivre sa mère et élever ses frères plus jeunes. Beaucoup plus tard, devenu un homme riche devant qui on se découvrait, il m’avoua que la pire des pauvretés est celle des petites gens qui portent col et cravate, car ils doivent la cacher. Il s’efforçait d’être toujours impeccable, avec les habits de son père retaillés à ses mesures et parfaitement repassés pour dissimuler l’usure du tissu. Cette époque de dénuement lui trempa le caractère ; il se convainquit que l’existence n’était qu’effort et travail et qu’un homme honorable ne pouvait vivre en ce bas monde sans aider son prochain. Alors déjà, il avait l’expression concentrée et la droiture qu’il conserva jusqu’à a fin de ses jours. Il était fait du même bois dur que ses ancêtres et, comme la plupart d’entre eux, il avait les pieds sur terre, mais une part de son âme s’échappait vers l’abîme des rêves. Il tomba donc amoureux de ma grand-mère, la plus jeune d’une famille de douze enfants, tous fous excentriques et délicieux, comme Teresa à qui poussèrent, à la fin de sa vie, des ailes de sainte et dont la mort fit se dessécher en une nuit tous les rosiers du Parc japonais, ou encore Ambrosio, grand hâbleur et fornicateur qui, dans ses moments de générosité, se mettait nu dans la rue pour donner ses vêtements aux pauvres.
Depuis ma tendre enfance j’ai entendu parler des « dons » de ma grand-mère : prédire le futur, lire les pensées d’autrui, parler aux animaux ou faire bouger les objets du regard. On raconte qu’un jour elle déplaça ainsi un billard à travers le salon mais, à la vérité, le seul objet que j’aie vu se mouvoir en sa présence est un minuscule sucrier qui, à l’heure du thé, se mettait à vaguer sur la table. Ces facultés éveillaient certaines craintes et la beauté enchanteresse de la jeune fille ne parvenait pas à rassurer les possibles prétendants. Pour mon grand-père, cependant, la télépathie et la télékinésie n’étaient que d’innocentes distractions et ne pouvaient pas constituer un obstacle au mariage ; seule la différence d’âge le préoccupait. Elle était beaucoup plus jeune que lui. Lorsqu’il fit sa connaissance, elle jouait encore à la poupée et câlinait toujours dans ses bras un oreiller crasseux. Il ne voyait en elle qu’une enfant, si bien qu’il ne prit conscience de sa passion que le jour où elle lui apparut vêtue de long et les cheveux noués ; la révélation soudaine d’un amour qui avait crû secrètement pendant de longues années le rendit si timide qu’il cessa alors de lui rendre visite. Elle devina la chaleur de ses sentiments avant même qu’il eût pu en faire l’analyse, et lui écrivit une lettre – la première de toutes celles qu’elle devait lui adresser aux moments les plus décisifs de leur vie. Ce n’était pas un billet parfumé pour tâter le terrain, mais ue note brève, écrite au crayon sur du papier d’écolier, lui demandant s’il avait l’intention de l’épouser et, si tel était le cas, quand. Le mariage eut lieu quelques mois plus tard. La jeune épousée monta à l’autel comme une vision d’un autre âge, revêtue de dentelles ivoire, avec un chignon parsemé de fleurs d’oranger en cire. En la voyant, il résolut de l’aimer envers et contre tout jusqu’à la fin de ses jours.
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Brigitte nous propose sa traduction :
La légende familiale commence au début du siècle dernier, lorsqu’un robuste marin basque débarqua sur les côtes du Chili, la tête pleine de grands projets et protégé par le reliquaire de sa mère, accroché à son cou. Mais pourquoi donc remonter si loin, il suffit de dire que sa descendance fut une lignée de femmes fougueuses et d’hommes aux solides bras de travailleurs et au cœur sentimental. Quelques uns de caractère irascible moururent en crachant de l’écume par la bouche : ce n’est peut-être pas la rage qui en fut la cause, comme le prétendirent les mauvaises langues, mais plutôt une sorte de peste locale. Ils achetèrent des terres fertiles non loin de la capitale, des terres qui, avec le temps, prirent de la valeur. Ils devinrent plus raffinés, firent construire des maisons de noblesse avec parcs et allées, marièrent leurs filles avec de riches créoles, éduquèrent leurs fils dans de sévères collèges religieux, et ainsi, au fil des années, ils s’intégrèrent à une fière aristocratie de grands propriétaires qui prédomina pendant plus d’un siècle, jusqu’à ce que le vent de la modernité la remplace au pouvoir par des technocrates et des commerçants. L’un d’entre eux était mon grand-père. Il était né de bonne famille mais son père mourut prématurément d’un coup de fusil inexplicable : jamais on ne perça les secrets de cette nuit fatidique, peut-être un duel, une vengeance ou un accident d’amour. Toujours est-il que sa famille se retrouva sans ressources et, comme il était l’ainé, il dut abandonner ses études, et chercher un emploi pour subvenir aux besoins de sa mère et élever ses cadets. Longtemps après, une fois devenu un homme fortuné devant lequel on se découvre, il m’avoua que la pire des pauvretés est celle de l’apparence, parce qu’il faut la dissimuler. Il se présentait toujours impeccable dans les vêtements de son père ajustés à sa taille, avec les cols amidonnés et les costumes bien repassés pour masquer l’usure du tissu. Cette époque de vaches maigres lui forgea le caractère : il croyait que l’existence n’était faite que d’effort et de travail, et qu’un homme d’honneur ne peut vivre en ce monde sans aider son prochain. Déjà à cette époque, il avait cette expression concentrée et cette intégrité qui le caractérisaient, il était fait de la même trempe que ses ancêtres et, comme beaucoup d’entre eux, il avait les pieds sur terre, mais une partie de son âme s’échappait vers l’abîme des rêves. C’est pourquoi il tomba amoureux de ma grand-mère, la benjamine d’une famille de douze enfants, tous des fous excentriques et délicieux. Teresa, par exemple, à qui il poussa des ailes de sainte sur la fin de sa vie : quand elle mourut, tous les rosiers du Parc japonais se fanèrent. Ou encore Ambrosio, grand diable et fornicateur qui, à ses heures de générosité, se déshabillait en pleine rue pour faire don aux pauvres de ses vêtements.
J’ai grandi en entendant les commentaires sur les talents de ma grand-mère à prédire l’avenir, à lire dans les pensées d’autrui, à dialoguer avec les animaux et à déplacer des objets par son seul regard. On raconte qu’un jour elle déplaça une table de billard à travers le salon, mais en réalité, la seule chose que je vis bouger en sa présence ne fut qu’un sucrier insignifiant, qui, à l’heure du thé, avait coutume de se glisser tout seul sur la table. Ces facultés éveillaient une certaine méfiance et, malgré le charme de la fillette, les prétendants potentiels étaient intimidés en sa présence ; mais pour mon grand-père, la télépathie et la télékinésie n’étaient que des distractions innocentes et en aucune manière des entraves sérieuses au mariage. La seule chose qui le préoccupait était leur différence d’âge : elle était beaucoup plus jeune que lui et quand il fit sa connaissance elle jouait encore à la poupée et allait partout avec un petit coussin crasseux.
A force de la regarder comme une petit fille, il ne réalisa pas sa passion jusqu’au jour où elle apparut en robe longue avec les cheveux attachés : alors, la révélation d’un amour qui avait couvé pendant des années le plongea dans un tel accès de timidité qu’il cessa de lui rendre visite. Elle devina son état d’âme avant même qu’il ne puisse débrouiller le mélange confus de ses propres sentiments et elle lui adressa une lettre, la première d’une longue série qu’elle lui écrirait dans les moments décisifs de leur vie. Il ne s’agissait pas d’un billet parfumé en guise d’approche, mais d’une note très brève écrite au crayon sur une page de cahier, lui demandant sans préambules s’il voulait être son mari et, si oui, quand. Des mois plus tard, le mariage eut lieu. La mariée se présenta devant l’autel comme une vision d’une autre époque, parée de dentelles couleur ivoire et de fleurs d’oranger glissées dans son chignon ; à l’instant où il la vit, il décida qu’il l’aimerait ardemment jusqu’à la fin de ses jours.
J’ai grandi en entendant les commentaires sur les talents de ma grand-mère à prédire l’avenir, à lire dans les pensées d’autrui, à dialoguer avec les animaux et à déplacer des objets par son seul regard. On raconte qu’un jour elle déplaça une table de billard à travers le salon, mais en réalité, la seule chose que je vis bouger en sa présence ne fut qu’un sucrier insignifiant, qui, à l’heure du thé, avait coutume de se glisser tout seul sur la table. Ces facultés éveillaient une certaine méfiance et, malgré le charme de la fillette, les prétendants potentiels étaient intimidés en sa présence ; mais pour mon grand-père, la télépathie et la télékinésie n’étaient que des distractions innocentes et en aucune manière des entraves sérieuses au mariage. La seule chose qui le préoccupait était leur différence d’âge : elle était beaucoup plus jeune que lui et quand il fit sa connaissance elle jouait encore à la poupée et allait partout avec un petit coussin crasseux.
A force de la regarder comme une petit fille, il ne réalisa pas sa passion jusqu’au jour où elle apparut en robe longue avec les cheveux attachés : alors, la révélation d’un amour qui avait couvé pendant des années le plongea dans un tel accès de timidité qu’il cessa de lui rendre visite. Elle devina son état d’âme avant même qu’il ne puisse débrouiller le mélange confus de ses propres sentiments et elle lui adressa une lettre, la première d’une longue série qu’elle lui écrirait dans les moments décisifs de leur vie. Il ne s’agissait pas d’un billet parfumé en guise d’approche, mais d’une note très brève écrite au crayon sur une page de cahier, lui demandant sans préambules s’il voulait être son mari et, si oui, quand. Des mois plus tard, le mariage eut lieu. La mariée se présenta devant l’autel comme une vision d’une autre époque, parée de dentelles couleur ivoire et de fleurs d’oranger glissées dans son chignon ; à l’instant où il la vit, il décida qu’il l’aimerait ardemment jusqu’à la fin de ses jours.
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Laure G. nous propose sa traduction :
Ouvre tes oreilles, Paula, je vais te raconter une histoire, pour qu’à ton réveil tu y voies un peu plus clair.
Notre saga familiale commence au début du siècle, avec le débarquement sur la côte chilienne d’un robuste marin basque, perdu dans ses projets de grandeur mais protégé par le chapelet de sa mère qui pendait à son cou. Toutefois, rien ne sert de remonter aussi loin, il suffit juste de dire que sa descendance fut une lignée de femmes impétueuses et d’hommes à poigne, vaillants et romantiques. Certains d’entre eux, au caractère irascible, succombèrent, en crachant de l’écume par la bouche, peut-être pas de la rage, comme voulurent bien le faire croire les mauvaises langues, du moins de quelque peste locale. La famille acheta des terres fertiles aux alentours de la capitale qui, avec le temps, prirent de la valeur et lui permirent de s’ennoblir, à tel point qu’elle y édifia des manoirs entourés de parcs boisés. Les parents marièrent leurs filles à de riches créoles, qui à leur tour éduquèrent leurs enfants dans d’austères écoles religieuses. Les années passèrent, durant lesquelles la dynastie intégra peu à peu l’orgueilleuse aristocratie terrienne qui devait dominer la région plus d’un siècle durant, jusqu’à ce que la tempête du modernisme et de ses technocrates et commerçants ne balayât son pouvoir. L’un d’entre eux était mon grand-père. Il fut d’une bonne famille, mais son père mourut tôt d’un inexplicable coup de fusil ; les causes et les détails de cette tragédie ne furent jamais divulgués : duel, vengeance, amoures malheureuses ? En tout cas, sa famille se retrouva sans moyens et mon grand-père, l’aîné de la famille, dut abandonner l’école et chercher un emploi pour subvenir aux besoins de sa mère et de ses frères cadets, qu’il devait aussi éduquer. Longtemps après, lorsqu’il fut devenu un homme fortuné auquel les autres tiraient leur chapeau, il m’avoua que le plus avilissant pour lui avait été de devoir dissimuler la misère de sa cravate et de son col de chemise. Il était toujours impeccable, avec les vêtements de son père qu’il avait fait ajuster à sa taille, son col droit et ses costumes bien repassés pour masquer l’usure de la toile. Cette époque de pénuries lui apprit la tempérance. Il croyait que l’existence n’était que labeur et sacrifice, et qu’un homme honorable se doit d’aider son prochain. Déjà en ce temps-là il avait l’expression concentrée et l’intégrité qui le caractérisèrent, il était bâti sur le même roc que ses aïeux et, à l’instar de beaucoup d’entre eux, il avait résolument les pieds sur terre, mais une partie de son âme tendait vers l’abîme des songes. Pour toute ses qualités ma grand-mère s’énamoura de lui ; elle était la cadette d’une famille de douze enfants, des fous excentriques mais délicieux autant les uns que les autres : Thérèse par exemple, se vit pousser des ailes de sainte à la fin de sa vie, et le jour de sa mort, tous les rosiers du parc japonais se desséchèrent ; Ambroise, lui, ce grand énergumène fornicateur, ôtait ses vêtements pour les offrir aux pauvres dans ses moments de générosité. J’ai grandi en entendant des commentaires sur le talent de devineresse de ma grand-mère et sur ses facultés à lire dans les esprits, à dialoguer avec des animaux et à déplacer des objets du regard. On raconte qu’une fois elle promena une table de billard à travers le salon, mais moi je t’assure que la seule chose que je vis bouger en sa présence fut un sucrier insignifiant, qui à l’heure du thé glissait, erratique, sur la table. Ces facultés éveillaient une certaine méfiance à son égard et, toute charmante qu’elle fut, elle intimidait ses éventuels prétendants. Néanmoins pour mon grand-père, la télépathie et la télékinésie étaient des passe-temps pas bien méchants, mais sûrement pas des obstacles au mariage. Ce qui le préoccupait surtout c’était la différence d’âge : elle était bien plus jeune que lui et jouait encore à la poupée quand il la connut, un petit coussin crasseux serré contre elle. Il la voyait tellement comme une enfant qu’il réprima sa passion pour elle jusqu’à ce qu’elle lui apparut un jour vêtue d’une longue robe, les cheveux relevés. Cette soudaine révélation de l’amour qui secrètement mûrissait en lui depuis des années le plongea dans un tel état de timidité qu’il ne se sentit plus la force de lui rendre visite. Elle comprit ce qu’il se passait avant même qu’il n’ait lui-même pu y voir clair dans la confusion de ses sentiments : elle décida de lui écrire une lettre, la première des nombreuses autres qu’elle devait lui envoyer à chaque instant décisif de leur vie. Il ne s’agissait pas d’une lettre parfumée, hésitante, mais d’un billet laconique écrit au crayon à papier sur une feuille de cahier, où elle lui demandait sans préambule s’il voulait l’épouser et, s’il répondait par l’affirmative, quand. Quelques mois plus tard, on célébra le mariage. Elle se présenta devant l’autel parée de dentelle couleur ivoire, des fleurs d’oranger en cire s’entremêlant dans son chignon ; à la vue de cette mariée d’une autre époque, il décida qu’il l’aimerait éperdument jusqu’à la fin de sa vie.
Ouvre tes oreilles, Paula, je vais te raconter une histoire, pour qu’à ton réveil tu y voies un peu plus clair.
Notre saga familiale commence au début du siècle, avec le débarquement sur la côte chilienne d’un robuste marin basque, perdu dans ses projets de grandeur mais protégé par le chapelet de sa mère qui pendait à son cou. Toutefois, rien ne sert de remonter aussi loin, il suffit juste de dire que sa descendance fut une lignée de femmes impétueuses et d’hommes à poigne, vaillants et romantiques. Certains d’entre eux, au caractère irascible, succombèrent, en crachant de l’écume par la bouche, peut-être pas de la rage, comme voulurent bien le faire croire les mauvaises langues, du moins de quelque peste locale. La famille acheta des terres fertiles aux alentours de la capitale qui, avec le temps, prirent de la valeur et lui permirent de s’ennoblir, à tel point qu’elle y édifia des manoirs entourés de parcs boisés. Les parents marièrent leurs filles à de riches créoles, qui à leur tour éduquèrent leurs enfants dans d’austères écoles religieuses. Les années passèrent, durant lesquelles la dynastie intégra peu à peu l’orgueilleuse aristocratie terrienne qui devait dominer la région plus d’un siècle durant, jusqu’à ce que la tempête du modernisme et de ses technocrates et commerçants ne balayât son pouvoir. L’un d’entre eux était mon grand-père. Il fut d’une bonne famille, mais son père mourut tôt d’un inexplicable coup de fusil ; les causes et les détails de cette tragédie ne furent jamais divulgués : duel, vengeance, amoures malheureuses ? En tout cas, sa famille se retrouva sans moyens et mon grand-père, l’aîné de la famille, dut abandonner l’école et chercher un emploi pour subvenir aux besoins de sa mère et de ses frères cadets, qu’il devait aussi éduquer. Longtemps après, lorsqu’il fut devenu un homme fortuné auquel les autres tiraient leur chapeau, il m’avoua que le plus avilissant pour lui avait été de devoir dissimuler la misère de sa cravate et de son col de chemise. Il était toujours impeccable, avec les vêtements de son père qu’il avait fait ajuster à sa taille, son col droit et ses costumes bien repassés pour masquer l’usure de la toile. Cette époque de pénuries lui apprit la tempérance. Il croyait que l’existence n’était que labeur et sacrifice, et qu’un homme honorable se doit d’aider son prochain. Déjà en ce temps-là il avait l’expression concentrée et l’intégrité qui le caractérisèrent, il était bâti sur le même roc que ses aïeux et, à l’instar de beaucoup d’entre eux, il avait résolument les pieds sur terre, mais une partie de son âme tendait vers l’abîme des songes. Pour toute ses qualités ma grand-mère s’énamoura de lui ; elle était la cadette d’une famille de douze enfants, des fous excentriques mais délicieux autant les uns que les autres : Thérèse par exemple, se vit pousser des ailes de sainte à la fin de sa vie, et le jour de sa mort, tous les rosiers du parc japonais se desséchèrent ; Ambroise, lui, ce grand énergumène fornicateur, ôtait ses vêtements pour les offrir aux pauvres dans ses moments de générosité. J’ai grandi en entendant des commentaires sur le talent de devineresse de ma grand-mère et sur ses facultés à lire dans les esprits, à dialoguer avec des animaux et à déplacer des objets du regard. On raconte qu’une fois elle promena une table de billard à travers le salon, mais moi je t’assure que la seule chose que je vis bouger en sa présence fut un sucrier insignifiant, qui à l’heure du thé glissait, erratique, sur la table. Ces facultés éveillaient une certaine méfiance à son égard et, toute charmante qu’elle fut, elle intimidait ses éventuels prétendants. Néanmoins pour mon grand-père, la télépathie et la télékinésie étaient des passe-temps pas bien méchants, mais sûrement pas des obstacles au mariage. Ce qui le préoccupait surtout c’était la différence d’âge : elle était bien plus jeune que lui et jouait encore à la poupée quand il la connut, un petit coussin crasseux serré contre elle. Il la voyait tellement comme une enfant qu’il réprima sa passion pour elle jusqu’à ce qu’elle lui apparut un jour vêtue d’une longue robe, les cheveux relevés. Cette soudaine révélation de l’amour qui secrètement mûrissait en lui depuis des années le plongea dans un tel état de timidité qu’il ne se sentit plus la force de lui rendre visite. Elle comprit ce qu’il se passait avant même qu’il n’ait lui-même pu y voir clair dans la confusion de ses sentiments : elle décida de lui écrire une lettre, la première des nombreuses autres qu’elle devait lui envoyer à chaque instant décisif de leur vie. Il ne s’agissait pas d’une lettre parfumée, hésitante, mais d’un billet laconique écrit au crayon à papier sur une feuille de cahier, où elle lui demandait sans préambule s’il voulait l’épouser et, s’il répondait par l’affirmative, quand. Quelques mois plus tard, on célébra le mariage. Elle se présenta devant l’autel parée de dentelle couleur ivoire, des fleurs d’oranger en cire s’entremêlant dans son chignon ; à la vue de cette mariée d’une autre époque, il décida qu’il l’aimerait éperdument jusqu’à la fin de sa vie.
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Vanessa – étudiante du groupe 2 de CAPES nous propose sa traduction :
Ecoute Paula, je vais te raconter une histoire, pour que quand tu te réveilleras, tu ne sois pas trop perdue.
Le légende familiale commence au début du siècle dernier, quand un robuste marin basque débarqua sur les côtes chiliennes, avec la tête perdue dans des projets de grandeur et protégé par le reliquaire de sa mère accroché à son cou, mais à quoi bon remonter si loin, il suffit de dire que sa descendance fut riche de femmes impétueuses et d’hommes aux bras fermes pour le travail au cœur sentimental. Certains au caractère irascible moururent en bavant de l’écume, ce n’était peut-être pas dû à la rage, comme le commentèrent les mauvaises langues, mais plutôt à quelque peste locale. Ils achetèrent des terres fertiles dans les alentours de la capitale qui, avec le temps, prirent de la valeur, ils apprirent les bonnes manières, construisirent des domaines seigneuriaux avec des parcs et des arbres, marièrent leurs filles avec des créoles riches, envoyèrent leurs enfants dans de sévères collèges religieux, et de cette façon, au fil des années, ils intégrèrent une orgueilleuse aristocratie de propriétaires terriens qui prévalut plus d’un siècle, jusqu’à ce que l’ouragan du modernisme la remplace au pouvoir par des technocrates et commerçants. L’un deux était mon grand-père. Il naquit dans de bonnes conditions, mais son père mourut prématurément d’un inexplicable coup de fusil ; les détails de ce qui était arrivé cette nuit fatidique ne se divulguèrent jamais, ce fut peut-être un duel, une vengeance ou un accident amoureux, dans tous les cas, sa famille se retrouva sans ressources, et pour être l’aîné, il dut abandonner l’école et chercher un emploi pour subvenir aux besoins de sa mère et élever ses frères cadets. Longtemps après, alors qu’il était devenu un homme riche devant qui on enlevait son chapeau, il m’avoua que la pire pauvreté est celle du col et de la cravate, parce qu’il faut la cacher. Il se présentait impeccable avec les vêtements de son père ajustés à sa taille, les cols rigides et les costumes parfaitement repassés pour cacher l’usure du tissu. Cette époque de pénuries lui trempa le caractère, il pensait que l’existence n’est qu’effort et travail, et qu’un homme ne peut avancer dans ce monde sans aider son prochain. Il avait déjà, alors, l’expression figée et l’intégrité qui le caractérisèrent, il était fait du même matériau dur que ses aïeuls et, comme beaucoup d’eux, il avait bien les pieds sur terre, mais une partie de son âme s’échappait vers l’abîme des rêves. C’est à cause de cela qu’il tomba amoureux de ma grand-mère, la benjamine d’une famille de douze enfants, tous fous excentriques et merveilleux, comme Teresa, à qui, à la fin de sa vie commencèrent à lui pousser des ailes de sainte, et quand elle mourut, en une nuit, tous les rosiers du Parc Japonais se desséchèrent ; ou Ambrosio, grand hâbleur et fornicateur, qui dans ses moments de générosité se dénudait dans la rue pour offrir ses vêtements aux pauvres. Je grandis en entendant des commentaires sur les talents de ma grand-mère pour prédire l’avenir, lire dans l’esprit des autres, converser avec las animaux et déplacer les objets avec le regard. On raconte, qu’une fois, elle déplaça une table de billard à travers le salon, mais en vérité, la seule chose que je vis se déplacer en sa présence était un sucrier insignifiant, lequel à l’heure du thé, avait pour habitude de glisser en errant sur la table. Ces facultés éveillaient une certaine jalousie et malgré le charme de la jeune femme, les possibles prétendants étaient intimidés en sa présence ; mais pour mon grand-père, la télépathie et la télékinésie n’étaient que des diversions innocentes et en aucun cas des obstacles majeurs pour le mariage ; la seule chose qui l’inquiétait était la différence d’âge, elle était beaucoup plus jeune que lui, et quand il la connut, elle jouait encore aux poupées et elle marchait accrochée à un cousin crasseux. De tant la voir comme une enfant, il ne se rendit pas compte de sa passion jusqu’à ce qu’elle apparaisse, un jour, vêtue d’une longue robe et les cheveux attachés, et alors, la révélation d’un amour en gestation depuis des années, la plongea dans une telle crise de timidité qu’il cessa de lui rendre visite. Elle, elle avait deviné son état d’âme avant que lui-même ne puisse démêler la nature de ses propres sentiments et lui écrivit une lettre, la première d’une longue série qu’elle lui écrivait dans des moments décisifs de leur vie. Il ne s’agissait pas d’un billet parfumé tâtant le terrain, mais d’une note brève au crayon de papier sur une feuille de cahier lui demandant sans préambules s’il voulait être son mari et, si tel était le cas, quand. Des mois plus tard eut lieu le mariage. La fiancée se présenta à l’autel comme une vision d’autres époques, ornées de dentelles ivoire et avec un désordre de fleurs d’oranger en cire emmêlé avec le chignon ; en la voyant, il décida qu’il l’aimerait obstinément jusqu’à la fin de ses jours.
Ecoute Paula, je vais te raconter une histoire, pour que quand tu te réveilleras, tu ne sois pas trop perdue.
Le légende familiale commence au début du siècle dernier, quand un robuste marin basque débarqua sur les côtes chiliennes, avec la tête perdue dans des projets de grandeur et protégé par le reliquaire de sa mère accroché à son cou, mais à quoi bon remonter si loin, il suffit de dire que sa descendance fut riche de femmes impétueuses et d’hommes aux bras fermes pour le travail au cœur sentimental. Certains au caractère irascible moururent en bavant de l’écume, ce n’était peut-être pas dû à la rage, comme le commentèrent les mauvaises langues, mais plutôt à quelque peste locale. Ils achetèrent des terres fertiles dans les alentours de la capitale qui, avec le temps, prirent de la valeur, ils apprirent les bonnes manières, construisirent des domaines seigneuriaux avec des parcs et des arbres, marièrent leurs filles avec des créoles riches, envoyèrent leurs enfants dans de sévères collèges religieux, et de cette façon, au fil des années, ils intégrèrent une orgueilleuse aristocratie de propriétaires terriens qui prévalut plus d’un siècle, jusqu’à ce que l’ouragan du modernisme la remplace au pouvoir par des technocrates et commerçants. L’un deux était mon grand-père. Il naquit dans de bonnes conditions, mais son père mourut prématurément d’un inexplicable coup de fusil ; les détails de ce qui était arrivé cette nuit fatidique ne se divulguèrent jamais, ce fut peut-être un duel, une vengeance ou un accident amoureux, dans tous les cas, sa famille se retrouva sans ressources, et pour être l’aîné, il dut abandonner l’école et chercher un emploi pour subvenir aux besoins de sa mère et élever ses frères cadets. Longtemps après, alors qu’il était devenu un homme riche devant qui on enlevait son chapeau, il m’avoua que la pire pauvreté est celle du col et de la cravate, parce qu’il faut la cacher. Il se présentait impeccable avec les vêtements de son père ajustés à sa taille, les cols rigides et les costumes parfaitement repassés pour cacher l’usure du tissu. Cette époque de pénuries lui trempa le caractère, il pensait que l’existence n’est qu’effort et travail, et qu’un homme ne peut avancer dans ce monde sans aider son prochain. Il avait déjà, alors, l’expression figée et l’intégrité qui le caractérisèrent, il était fait du même matériau dur que ses aïeuls et, comme beaucoup d’eux, il avait bien les pieds sur terre, mais une partie de son âme s’échappait vers l’abîme des rêves. C’est à cause de cela qu’il tomba amoureux de ma grand-mère, la benjamine d’une famille de douze enfants, tous fous excentriques et merveilleux, comme Teresa, à qui, à la fin de sa vie commencèrent à lui pousser des ailes de sainte, et quand elle mourut, en une nuit, tous les rosiers du Parc Japonais se desséchèrent ; ou Ambrosio, grand hâbleur et fornicateur, qui dans ses moments de générosité se dénudait dans la rue pour offrir ses vêtements aux pauvres. Je grandis en entendant des commentaires sur les talents de ma grand-mère pour prédire l’avenir, lire dans l’esprit des autres, converser avec las animaux et déplacer les objets avec le regard. On raconte, qu’une fois, elle déplaça une table de billard à travers le salon, mais en vérité, la seule chose que je vis se déplacer en sa présence était un sucrier insignifiant, lequel à l’heure du thé, avait pour habitude de glisser en errant sur la table. Ces facultés éveillaient une certaine jalousie et malgré le charme de la jeune femme, les possibles prétendants étaient intimidés en sa présence ; mais pour mon grand-père, la télépathie et la télékinésie n’étaient que des diversions innocentes et en aucun cas des obstacles majeurs pour le mariage ; la seule chose qui l’inquiétait était la différence d’âge, elle était beaucoup plus jeune que lui, et quand il la connut, elle jouait encore aux poupées et elle marchait accrochée à un cousin crasseux. De tant la voir comme une enfant, il ne se rendit pas compte de sa passion jusqu’à ce qu’elle apparaisse, un jour, vêtue d’une longue robe et les cheveux attachés, et alors, la révélation d’un amour en gestation depuis des années, la plongea dans une telle crise de timidité qu’il cessa de lui rendre visite. Elle, elle avait deviné son état d’âme avant que lui-même ne puisse démêler la nature de ses propres sentiments et lui écrivit une lettre, la première d’une longue série qu’elle lui écrivait dans des moments décisifs de leur vie. Il ne s’agissait pas d’un billet parfumé tâtant le terrain, mais d’une note brève au crayon de papier sur une feuille de cahier lui demandant sans préambules s’il voulait être son mari et, si tel était le cas, quand. Des mois plus tard eut lieu le mariage. La fiancée se présenta à l’autel comme une vision d’autres époques, ornées de dentelles ivoire et avec un désordre de fleurs d’oranger en cire emmêlé avec le chignon ; en la voyant, il décida qu’il l’aimerait obstinément jusqu’à la fin de ses jours.
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Odile nous propose sa traduction :
Écoute, Paula, je vais te raconter une histoire pour que tu ne sois pas trop perdue lorsque tu te réveilleras.
La légende familiale commence au début du siècle dernier, lorsque un robuste marin basque débarqua sur les côtes du Chili, la tête pleine de rêves de grandeur et protégé par le reliquaire de sa mère pendu à son cou; mais pourquoi remonter si loin? Il suffit de dire que sa descendance se composa de femmes de caractère et d'hommes rudes au travail et romantiques. Quelques uns, irascibles, moururent l'écume aux lèvres, mais peut-être que la rage n' était pas en cause, malgré les dires des mauvaises langues, plutôt quelque peste locale. Ils achetèrent dans les environs de la capitale des terres fertiles qui avec le temps, prirent de la valeur, ils se civilisèrent, bâtirent de grandes et magnifiques maisons agrémentées de parcs et de bois, marièrent leurs filles à de riches créoles, firent éduquer leurs enfants dans de sévères collèges religieux, et ainsi, au fil des ans, finirent par intégrer une orgueilleuse aristocratie de propiétaires terriens qui tint le haut du pavé durant plus d'un siècle, jusqu'à ce que le grand vent du modernisme la balaie au profit des technocrates et des commerçants.
L'un d'eux était mon grand-père. Il naquit dans une famille aisée mais son père disparut très tôt, victime d'un coup de feu resté inexpliqué; On ne sut jamais exactement ce qui s'était passé pendant cette nuit fatidique, peut-être un duel, une vengeance ou un crime passionnel; quoiqu'il en soit, sa famille se retrouva sans ressources et comme mon grand-père était l'aîné, il dut abandonner l'école et chercher du travail pour faire vivre sa mère et élever ses frères plus jeunes. Longtemps après, devenu un homme riche devant lequel on se découvrait, il m'avoua que la pire des pauvretés est celle qui ne permet pas de porter col et cravate car il faut la cacher. Il était toujours impeccable, dans les habits de son père rétaillés à ses mesures, avec les cols amidonnés et les costumes parfaitement repassés afin de dissimuler l'usure du tissu. Cette époque de dénuement lui forgea le caractère, il se persuada que l'existence n'était qu'effort et travail et qu'un homme honorable ne pouvait vivre sur terre sans aider son prochain. Á cette époque déjà, il avait l'expression concentrée et la droiture qui le caractèrisérent, il était fait de la même pierre dure que ses ancêtres et, comme la plupart d'entre eux, il avait les pieds sur terre mais une partie de son âme s'échappait vers l'abîme des rêves. C'est pourquoi il tomba amoureux de ma grand-mère, la cadette d'une famille de douze enfants, tous des fous excentriques et délicieux, comme Teresa, à laquelle poussèrent, vers la fin de sa vie, des ailes de sainte et dont la mort fit se dessécher tous les rosiers du Parc Japonais, ou encore Ambrosio, grand farceur et fornicateur qui, dans ses moments de générosité se dénudait dans la rue pour offrir ses vêtements aux pauvres. Tout au long de mon enfance, j'ai entendu parler des dons qu'avait ma grand-mère pour prédire le futur, lire les pensées d'autrui, parler aux animaux et faire bouger les objets du regard. On raconte qu'une fois, elle déplaça ainsi un billard à travers le salon, mais en réalité, la seule chose que je vis bouger en sa présence ne fut qu'un insignifiant sucrier, lequel, à l'heure du thé, se mettait à glisser, semblant errer, sur la table. Ces facultés éveillaient une certaine crainte et, malgré le charme de la jeune fille, les possibles prétendants n'étaient pas rassurés en sa présence; mais, pour mon grand-père, la télépathie et la télékinésie n'étaient que d'innocentes distractions et ne constituaient d'aucune manière un obstacle sérieux au mariage; seule la différence d'âge le préoccupait car elle était beaucoup plus jeune que lui et, lorsqu'il fit sa connaissance, elle jouait encore à la poupée et ne quittait jamais un petit oreiller crasseux qu'elle tenait contre elle. Il la considérait comme une enfant et ne prit conscience de sa passion que le jour où il la vit, habillée d'une robe longue, les cheveux noués et alors la révélation d'un amour qui avait mûri pendant tant d'années le plongea dans une telle crise de timidité qu'il cessa de lui rendre visite. Elle devina son trouble avant que lui-même n'arrive à démêler l'écheveau de ses propres sentiments et lui écrivit une lettre, - la première de toutes celles qu'elle devait lui adresser aux moments les plus décisifs de leurs vies. Il ne s'agissait pas d'un billet parfumé pour sonder le terrain mais d'une courte note, écrite au crayon sur du papier d'écolier, lui demandant sans préambules s'il voulait être son mari et, s'il tel était le cas, quand. Le mariage fut célébré quelques mois plus tard; la mariée se présenta devant l'autel comme une vision d'une autre époque, parée de dentelles couleur ivoire et d'une multitude de fleurs d'oranger en cire éparpillées sur son chignon; en la voyant, il résolut de l'aimer, envers et contre tout, jusqu'à la fin de ses jours.
Écoute, Paula, je vais te raconter une histoire pour que tu ne sois pas trop perdue lorsque tu te réveilleras.
La légende familiale commence au début du siècle dernier, lorsque un robuste marin basque débarqua sur les côtes du Chili, la tête pleine de rêves de grandeur et protégé par le reliquaire de sa mère pendu à son cou; mais pourquoi remonter si loin? Il suffit de dire que sa descendance se composa de femmes de caractère et d'hommes rudes au travail et romantiques. Quelques uns, irascibles, moururent l'écume aux lèvres, mais peut-être que la rage n' était pas en cause, malgré les dires des mauvaises langues, plutôt quelque peste locale. Ils achetèrent dans les environs de la capitale des terres fertiles qui avec le temps, prirent de la valeur, ils se civilisèrent, bâtirent de grandes et magnifiques maisons agrémentées de parcs et de bois, marièrent leurs filles à de riches créoles, firent éduquer leurs enfants dans de sévères collèges religieux, et ainsi, au fil des ans, finirent par intégrer une orgueilleuse aristocratie de propiétaires terriens qui tint le haut du pavé durant plus d'un siècle, jusqu'à ce que le grand vent du modernisme la balaie au profit des technocrates et des commerçants.
L'un d'eux était mon grand-père. Il naquit dans une famille aisée mais son père disparut très tôt, victime d'un coup de feu resté inexpliqué; On ne sut jamais exactement ce qui s'était passé pendant cette nuit fatidique, peut-être un duel, une vengeance ou un crime passionnel; quoiqu'il en soit, sa famille se retrouva sans ressources et comme mon grand-père était l'aîné, il dut abandonner l'école et chercher du travail pour faire vivre sa mère et élever ses frères plus jeunes. Longtemps après, devenu un homme riche devant lequel on se découvrait, il m'avoua que la pire des pauvretés est celle qui ne permet pas de porter col et cravate car il faut la cacher. Il était toujours impeccable, dans les habits de son père rétaillés à ses mesures, avec les cols amidonnés et les costumes parfaitement repassés afin de dissimuler l'usure du tissu. Cette époque de dénuement lui forgea le caractère, il se persuada que l'existence n'était qu'effort et travail et qu'un homme honorable ne pouvait vivre sur terre sans aider son prochain. Á cette époque déjà, il avait l'expression concentrée et la droiture qui le caractèrisérent, il était fait de la même pierre dure que ses ancêtres et, comme la plupart d'entre eux, il avait les pieds sur terre mais une partie de son âme s'échappait vers l'abîme des rêves. C'est pourquoi il tomba amoureux de ma grand-mère, la cadette d'une famille de douze enfants, tous des fous excentriques et délicieux, comme Teresa, à laquelle poussèrent, vers la fin de sa vie, des ailes de sainte et dont la mort fit se dessécher tous les rosiers du Parc Japonais, ou encore Ambrosio, grand farceur et fornicateur qui, dans ses moments de générosité se dénudait dans la rue pour offrir ses vêtements aux pauvres. Tout au long de mon enfance, j'ai entendu parler des dons qu'avait ma grand-mère pour prédire le futur, lire les pensées d'autrui, parler aux animaux et faire bouger les objets du regard. On raconte qu'une fois, elle déplaça ainsi un billard à travers le salon, mais en réalité, la seule chose que je vis bouger en sa présence ne fut qu'un insignifiant sucrier, lequel, à l'heure du thé, se mettait à glisser, semblant errer, sur la table. Ces facultés éveillaient une certaine crainte et, malgré le charme de la jeune fille, les possibles prétendants n'étaient pas rassurés en sa présence; mais, pour mon grand-père, la télépathie et la télékinésie n'étaient que d'innocentes distractions et ne constituaient d'aucune manière un obstacle sérieux au mariage; seule la différence d'âge le préoccupait car elle était beaucoup plus jeune que lui et, lorsqu'il fit sa connaissance, elle jouait encore à la poupée et ne quittait jamais un petit oreiller crasseux qu'elle tenait contre elle. Il la considérait comme une enfant et ne prit conscience de sa passion que le jour où il la vit, habillée d'une robe longue, les cheveux noués et alors la révélation d'un amour qui avait mûri pendant tant d'années le plongea dans une telle crise de timidité qu'il cessa de lui rendre visite. Elle devina son trouble avant que lui-même n'arrive à démêler l'écheveau de ses propres sentiments et lui écrivit une lettre, - la première de toutes celles qu'elle devait lui adresser aux moments les plus décisifs de leurs vies. Il ne s'agissait pas d'un billet parfumé pour sonder le terrain mais d'une courte note, écrite au crayon sur du papier d'écolier, lui demandant sans préambules s'il voulait être son mari et, s'il tel était le cas, quand. Le mariage fut célébré quelques mois plus tard; la mariée se présenta devant l'autel comme une vision d'une autre époque, parée de dentelles couleur ivoire et d'une multitude de fleurs d'oranger en cire éparpillées sur son chignon; en la voyant, il résolut de l'aimer, envers et contre tout, jusqu'à la fin de ses jours.
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