mardi 3 mars 2009

Version d'entraînement, 34 (Rosa Montero)

En photo : Rosa Montero par cesarastudillo

La mayor revelación que he tenido en mi vida comenzó con la contemplación de la puerta batiente de unos urinarios. He observado que la realidad tiende a manifestarse así, insensata, inconcebible y paradójica, de manera que a menudo de lo grosero nace lo sublime; del horror, la belleza, y de lo trascendental, la idiotez más completa. Y así, cuando aquel día mi vida cambió para siempre yo no estaba estudiando la analítica trascendental de Kant, ni descubriendo en un laboratorio la curación del sida, ni cerrando una gigantesca compra de acciones en la Bolsa de Tokio, sino que simplemente miraba con ojos distraídos la puerta color crema de un vulgar retrete de caballeros situado en el aeropuerto de Barajas.
Al principio ni siquiera me di cuenta de que estaba sucediendo algo fuera de lo normal. Era el 28 de diciembre y Ramón y yo nos íbamos a pasar el fin de año a Viena. Ramón era mi marido: llevábamos un año casados y nueve años más viviendo juntos. Ya habíamos pasado el control de pasaportes y estábamos en la sala de embarque, esperando la salida de nuestro vuelo, cuando a Ramón se le ocurrió ir al servicio. Yo debo de tener algún antepasado pastor en mi oculta genealogía de plebeya, porque no soporto que la gente que va conmigo se disperse y, lo mismo que mi Perra-Foca, que siempre se afana en mantener unida a la manada, yo procuro pastorear a los amigos con los que salgo. Soy ese tipo de persona que recuenta con frecuencia a la gente de su grupo, que pide que aviven el paso a los que van atrás y que no corran tanto a los que van delante, y que, cuando entra con otros en un bar abarrotado, no se queda tranquila hasta que no ha instalado a sus acompañantes en un rinconcíto del local, todos bien juntos. Es de comprender que, con semejante talante, no me hiciera mucha gracia que Ramón se marchase justo cuando estábamos esperando el embarque. Pero faltaba todavía bastante para la hora del vuelo y los servicios estaban enfrente, muy cerca, a la vista, apenas a treinta metros de mi asiento. De modo que me lo tomé con calma y sólo le pedí dos veces que no se retrasara:
—No tardes, ¿eh? No tardes.
Le miré mientras cruzaba la sala: alto pero rollizo, demasiado redondeado por en medio, sobrado de nalgas y barriga, con la coronilla algo pelona asomando entre un lecho de cabellos castaños y finos. No era feo: era blando. Cuando lo conocí, diez años atrás, estaba más delgado, y yo aproveché la apariencia de enjundia que le daban los huesos para creer que su blandura interior era pura sensibilidad. De estas confusiones irreparables están hechas las cuatro quintas partes de las parejas. Con el tiempo le fue engordando el culo y el aburrimiento, y cuando ya apenas si podíamos estar juntos una hora sin desencajarnos la mandíbula a bostezos, se nos ocurrió casarnos para ver si así la cosa mejoraba. Pero a decir verdad no mejoró.

Rosa Montero, La hija del caníbal

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La traduction « officielle », La Fille du Cannibale, par André Gabastou pour les Éditions Métailié, Paris, 2005, pages 9 et 10.

La plus grande révélation que j’ai eue dans ma vie a commencé par l’observation de la porte battante de toilettes publiques. J’ai remarqué que la réalité a tendance à se manifester ainsi, absurde, inconcevable et paradoxale, si bien que de la grossièreté naît souvent le sublime ; de l’horreur, la beauté, et de la transcendance, l’idiotie la plus totale. De la même manière, quand ce jour-là ma vie a changé pour toujours, je n’étais pas en train d’étudier l’analytique transcendantale de Kant ni de découvrir dans un laboratoire comment guérir le Sida ou de clore un gigantesque achat d’actions à la Bourse de Tokyo, mais simplement de regarder d’un œil distrait la porte beige de vulgaires toilettes pour hommes de l’aéroport de Barajas.
Au départ, je ne me suis même pas rendu compte qu’il se passait quelque chose d’anormal. C’était le 28 décembre, et Ramón et moi allions passer la fin de l’année à Vienne. Ramón est mon mari : il y avait un an que nous étions mariés, et neuf que nous vivions ensemble. Nous avions déjà passé le contrôle des passeports et nous étions dans la salle d’embarquement, attendant le départ de notre vol, quand Ramón a eu envie d’aller aux toilettes. Je dois avoir quelque ancêtre berger dans mon obscure généalogie de plébéienne, parce que je ne supporte pas que les gens qui sont avec moi se dispersent et telle ma Chienne-Phoque qui cherche à garder sa portée autour d’elle, j’essaie de retenir les amis avec qui je sors. Je fais partie de ce genre de personnes qui recomptent à tout bout de champ les gens de leur groupe, demandent à ceux qui traînent de se hâter et à ceux qui sont devant de ne pas courir si vite, et qui, lorsqu’elles entrent avec d’autres dans un bar bondé, ne sont pas rassurées tant qu’elles n’ont pas installé ceux qui les accompagnent dans un petit coin de la pièce, tous côte à côte. Aussi comprendra-t-on aisément qu’avec un tel tempérament, je n’étais guère ravie que Ramón s’en aille juste au moment où nous attendions l’embarquement. Mais nous disposions encore de pas mal de temps et les toilettes étaient en face de nous, tout près, visibles, juste à trente mètres de mon siège. Si bien que j’ai pris les choses calmement et lui ai demandé seulement deux fois de ne pas traîner.
- Ne traîne pas, d’accord ? Ne traîne pas.
Je l’ai regardé pendant qu’il traversait la pièce : grand mais gras, bouée autour de la taille, fesses et ventre proéminents, sommet du crâne un peu dégarni émergeant d’une bande de cheveux châtains et fins. Il n’était pas laid ; il était mou. Quand j’avais fait sa connaissance, dix ans auparavant, il était plus mince, et l’apparence de vigueur que lui donnait son squelette m’avait fait penser que sa mollesse intérieure était purement et simplement de la sensibilité. Ce sont de ces confusions irréparables que sont faits les quatre cinquièmes des couples. Au fil du temps, ses fesses et l’ennui qu’il distille avaient pris du poids, et au moment où nous ne pouvions plus passer plus d’une heure ensemble sans nous décrocher la mâchoire à force de bâiller, nous avions eu la bonne idée de nous marier pour voir si les choses s’amélioreraient. La réponse est non.

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Brigitte nous propose sa traduction :

La plus grande révélation de ma vie commença alors que je contemplais le battant d’une porte d’urinoirs. J’ai remarqué que la réalité a tendance à se manifester comme ça, incongrue, inconcevable et paradoxale, de sorte que bien souvent c’est de la grossièreté que naît le sublime, de l’horreur, la beauté, et de la transcendance, la bêtise la plus totale.
Ainsi donc, quand ce jour-là ma vie changea pour toujours, je n’étais pas en train d’étudier l’analyse transcendantale de Kant, ni de découvrir le vaccin contre le sida dans un laboratoire, ni de conclure un achat mirobolant d’actions à la bourse de Tokyo, mais à l’aéroport de Barajas, tout simplement en train de fixer d’un regard distrait la porte couleur crème de vulgaires toilettes pour hommes, une porte on ne peut plus ordinaire.
Au début, je ne me suis même pas aperçue que quelque chose d’anormal était en train de se produire. C’était le 28 décembre et Ramón et moi allions passer les fêtes de fin d’année à Vienne. Ramón était mon mari : un an de mariage, plus neuf de vie commune. Nous avions déjà passé le contrôle des passeports et nous étions dans la salle d’embarquement, attendant le départ de notre vol, quand Ramón eut l’idée d’aller aux toilettes. Je dois avoir un ancêtre berger dans mon obscure généalogie de plébéienne car je ne supporte pas que les gens qui voyagent avec moi se dispersent et, tout comme ma Chienne-Phoque, qui s’efforce toujours de maintenir le troupeau uni, je tâche de mener la troupe des amis avec qui je sors. Je suis du genre à recompter dix fois les gens du groupe, celle qui demande de presser le pas à ceux qui traînent derrière et qui dit de ne pas courir comme ça à ceux qui sont devant, et la même qui, quand elle entre avec d’autres dans un bar bondé, ne se sent pas rassurée tant que ceux qui l’accompagnent ne sont pas installés dans un petit coin du local, réunis tous ensemble.
Il faut bien comprendre qu’avec un tel état d’esprit je ne sois guère enchantée à l’idée que Ramón s’éloigne au moment d’embarquer. Mais nous avions encore pas mal de temps avant l’heure du vol et les toilettes se trouvaient juste en face, à deux pas, à portée de vue, à peine à trente mètres de ma place. De telle sorte que je pris les choses avec calme et ne lui demandai que deux fois de ne pas trop trainer.
- Tu ne traines pas trop, hein, tu ne traines pas trop ?
Je l’ai regardé pendant qu’il traversait la salle : grand mais rondouillard, un peu trop rondelet au milieu, trop de fesses et de ventre, la calvitie émergeant d’une toison de fins cheveux châtains. Il n’était pas laid : il était mou. Quand je l’avais rencontré, dix ans plus tôt, il était plus mince, et j’avais imaginé que derrière l’apparente force qui se dégageait de sa carrure, sa mollesse intérieure n’était que pure sensibilité.
C’est sur ce genre de méprises irréparables que sont basés quatre couples sur cinq. Avec le temps, les fesses, tout comme l’ennui, avaient pris de l’embonpoint et c’est à peine si nous pouvions rester plus d’une heure ensemble sans bailler à nous décrocher la mâchoire. Alors nous avions eu l’idée de nous marier pour voir si les choses s’amélioreraient. Mais, à vrai dire, ça n’était pas allé en s’arrangeant.

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Odile nous propose sa traduction :

La plus grande révélation de ma vie à commencé avec la contemplation de la porte battante d'urinoirs. J'ai observé que la réalité tend à se manifester ainsi, insensée, inconcevable et paradoxale, de telle sorte que bien souvent, du plus grossier naît le sublime, de l'horreur naît la beauté, et du transcendantal l'idiotie la plus totale. Et donc, quand ce jour-là ma vie changea pour toujours, je n'étais ni en train d'étudier l'analytique transcendentale de Kant, ni de découvrir dans un laboratoire comment guérir le sida, ni de clôturer un achat massif d'actions à la Bourse de Tokyo, non, je regardais simplement, d'un oeil distrait, la porte couleur crème de banales toilettes pour hommes situées dans l'aéroport de Barajas.
Au début, je ne me rendis même pas compte qu'il se passait quelque chose d'inhabituel. Nous étions le 28 décembre et Ramón et moi partions pour passer la fin de l'année à Vienne. Ramón était mon mari: nous étions mariés depuis un an après neuf ans de vie commune. Nous avions déjà franchi le contrôle pour les passeports et nous étions dans la salle d'embarquement, en attente de notre vol, lorsqu'il prit à Ramón l'envie d'aller aux toilettes. Je dois avoir un ancêtre berger dans ma généalogie obscure de plébéienne car je ne supporte pas que les gens qui m'accompagnent se dispersent et, tout comme ma chienne Perra-Foca qui s'obstine toujours à regrouper le troupeau, je fais en sorte d'être la bergère pour les amis avec lesquels je sors. Je suis ce genre de personne qui compte et recompte son groupe, demandant à ceux qui sont derrière de presser le pas, à ceux qui sont devant de le ralentir, et qui, lorsqu'elle entre avec lui dans un bar plein à craquer n'est pas rassurée tant qu'elle n'a pas installé tout son petit monde dans un petit coin du local, tous bien serrés. Il est facile de comprendre qu'avec une telle habitude, il ne me plaisait pas beaucoup que Ramón s'éloigne juste au moment d' embarquer. Mais il restait encore du temps avant l'heure du décollage et les toilettes étaient juste là, en face de moi, très près, sous mes yeux, à peine à trente mètres de mon siège. De telle sorte que je pris les choses avec calme et lui dis deux fois seulement de ne pas se mettre en retard.
- Dépêche-toi, hein? Dépêche-toi !
Je le regardais tandis qu'il traversait la salle : grand mais rondouillard, trop enrobé au niveau de la taille, trop de fesses et trop de ventre, une calvitie naissante sur le sommet du crâne, visible entre les cheveux châtains et fin. Quand je l'avais rencontré, dix ans auparavant, il était plus mince, et je pris prétexte de l'apparence de force que lui donnait sa carrure pour croire que sa mollesse intérieure était pure sensibilité. Sur ces irréparables confusions sont basés les quatre cinquièmes des couples. Avec le temps, ses fesses, tout comme son ennui, ont grossi et, alors que nous en étions arrivés à ne pouvoir rester une heure ensemble sans bailler à nous en décrocher la mâchoire, il nous vint à l'idée de nous marier, pour voir si les choses allaient s'arranger. Mais , à vrai dire, rien ne s'arrangea.

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