« Réincarnation »
Autrefois, j’ai été un vieillard. Quand je dis autrefois, je veux dire avant cette nouvelle existence. Me voilà fœtus dans mon eau, mais je sais qu’il y a quelques années, je me cachais sous ma barbe broussailleuse, recourbé sur ma canne. Je ne me rappelle pas du reste de mon ancienne vie, ma vieillesse a tellement duré… Je croyais que jamais la mort ne m’attraperait, j’essayais de guetter sa venue, pour pouvoir enfin l’embrasser, me livrer à elle, mais jamais, jamais, jamais je ne l’apercevais. Pas une chute, pas une brûlure, pas une attaque cardiaque. Seulement mes guiboles qui s’amincissaient. Et le tic-tac qui résonnait dans le salon désert. Pendant au moins vingt-cinq ans, j’ai entendu, seul, résonner ce tic-tac dans mon salon désert. Et à chaque seconde, je me demandais : « Quand ? » J’ai été tellement lassé de l’attendre, la grande faucheuse, que je me suis mis à lui parler. Oui, j’en avais marre de parler seul, de parler à la chaise en travers de mon chemin ou au téléphone qui ne sonnait presque plus. Je me sentais seul, et je voulais partir. C’est là que j’ai pensé à ces histoires de réincarnation. Je ne sais pas d’où ça m’est venu, ça doit remonter à la période de ma jeunesse dont je n’ai qu’une vue brouillée. Ai-je été beau garçon ? Je ne saurais même pas le dire. Il me semble que ma vie a été bien remplie, et tranquille à la fois. En tous cas, c’est vers les quatre-vingt-quinze que j’ai entamé mon dialogue avec la Mort.
Au début, je l’appelais, je la suppliais de venir me prendre, en vain. Et puis, un jour, j’ai émis un souhait à voix haute, sans m’adresser forcément à Elle. Je désirais une autre vie, mais plus celle-ci, qui m’ennuyait trop. C’est là que j’ai senti sa présence pour la première fois. Il y a eu comme un léger courant d’air dans la pièce, une odeur fumée que je n’avais jamais sentie de toute ma vieillesse. J’avais la certitude que c’était Elle. Alors, je l’ai rappelée. Pendant des mois, rien de plus. Je commençais à désespérer à nouveau, je mangeais de moins en moins, espérant que la faiblesse m’achèverait sans que je ne souffre trop. Toujours en vain.
C’est là que tout a vraiment commencé. Elle ne venait pas encore ? Soit. J’allais entamer mon projet de seconde vie, si tant est que je n’en aie pas eues d’autres auparavant. J’ai pris le crayon et le carnet près du téléphone, et je me suis mis à écrire dedans. Je griffonnais des tableaux et des schémas, des phrases sans queue ni tête, pour me donner des idées. En quoi pourrais-je me réincarner ? J’ai d’abord éliminé les arbres, pensant que ma vie future ressemblerait trop à ma vieillesse. Puis les fleurs, estimant qu’elles mouraient trop jeunes. Les animaux ? Il y en avait tellement ! Je pensais à une panthère, ou un lynx, quelque chose de vif, sauvage. Mais lorsque je passais devant le miroir et voyait cette barbe hirsute et mes vieilles guiboles, l’idée me paraissait toujours plus saugrenue. J’ai finalement opté pour un humain. Par facilité, peut-être, mais parce qu’après tout, c’est ce qui me ressemble le plus.
J’ai d’abord songé aux grands sportifs, toujours désireux de fougue et d’aventure, mais je n’aurais pas supporté les journalistes. Puis, j’ai passé en revue les grands penseurs, mais ils finissent tous dans des bibliothèques, souvent à prendre la poussière. Je ne voulais pas avoir cette même fin, lente et silencieuse. Et c’est alors que l’idée m’est venue : je serai un grand meneur actif, politique, religieux, que sais-je, un grand meneur. Un Gandhi, un Martin Luther King, un John Fitzgerald Kennedy, un Malcolm X, un chef de la mafia italienne. Un grand homme, dont la vie s’arrête net, par un bel assassinat ! Voilà ! Voilà ce dont je rêvais ! J’ai alors couché ma volonté sur le papier, et sentant mon sourire grandir et mes yeux briller, j’ai levé la tête vers le miroir, et c’est là que je l’ai vue se tenant derrière moi ; ce parfum d’encens, cette sensation froide, et Elle qui m’aspirait petit à petit, tout entier, le sourire encore sur mes lèvres, les yeux encore brillants. Enfin, c’en était terminé.
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