mardi 13 janvier 2015

Entretien avec le traducteur François Happe – réalisé par Virginia Lafuente et Thomas Luchier

Virginia Lafuente et Thomas Luchier sont étudiants à l'Université Bordeaux Montaigne – Master « Métiers de la traduction » / parcours anglais.

Introduction :
Professeur de littérature américaine à l’Université d’Orléans jusqu’en 2011, François Happe est agrégé d’anglais et titulaire de deux doctorats. Il a publié de nombreux textes critiques sur la fiction américaine contemporaine, notamment sur l’œuvre de Don DeLillo (Don DeLillo : la fiction contre les systèmes, Belin, 2000, entres autres).
Il a par ailleurs traduit une trentaine de romans, dont ceux de Tom Robbins. Il est le traducteur de Méditations en vert de Stephen Wright, considéré comme l’un des plus grands romans américains sur la guerre du Vietnam. Il a également traduit deux ouvrages sur la guerre de Sécession, Wilderness de Lance Weller et Le Voyage de Robey Childs de Robert Olmstead. Il termine actuellement la traduction de Redeployment de Phil Klay, un recueil de nouvelles sur la Guerre d’Irak.

1. Virginia Lafuente / Thomas Luchier : Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Quelles études avez-vous suivies, quelle fut votre « autre vie » avant de devenir traducteur ?
François Happe : J’ai fait des études pour devenir professeur d’anglais, d’abord au lycée (Licence, Maîtrise, puis concours CAPES, puis Agrégation d’anglais). Parallèlement, j’ai fait un premier doctorat en littérature américaine sur JD Salinger. Après une dizaine d’années d’enseignement au lycée, mon Doctorat et l’Agrégation m’ont permis d’obtenir un poste de Maître de Conférences en littérature US à l’université d’Orléans où j’ai fait toute ma carrière par la suite. J’ai fait un second doctorat, toujours en en littérature US, sur Don DeLillo, puis j’ai été nommé Professeur de littérature américaine, toujours à Orléans, après avoir soutenu l’Habilitation à diriger des recherches. Ma « première » vie professionnelle est donc une vie d’enseignant-chercheur à l’université axée sur la littérature américaine contemporaine, mais j’ai toujours également donné des cours de traduction en plus de mes cours de littérature. L’exercice de la traduction m’a toujours beaucoup intéressé avant même que j’aie l’idée de traduire des livres.

2. VL / TL : Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce métier ?
F.H : Comme je viens de le dire, j’ai toujours aimé la traduction en tant qu’exercice universitaire – et puis j’ai passé pratiquement toute ma vie d’adulte dans les textes littéraires… J’avais aussi des amis professeurs de littérature US qui étaient également traducteurs et qui m’ont incité à me lancer, ce que j’ai fini par faire, assez tard d’ailleurs (en 2000), parce que je n’avais pas beaucoup de temps. En plus de mon travail de Professeur, j’étais directeur du département d’anglais, j’avais donc à faire beaucoup d’activités administratives… Mais au fond, je crois que ma motivation la plus profonde a été mon envie d’écrire moi-même un/des romans. Par manque de courage (ou plus probablement de talent), je ne suis jamais passé à l’acte et je crois vraiment que la traduction des textes des autres est pour moi ce qui se rapproche le plus de l’écriture romanesque… Sans la responsabilité de la création originale !

3. VL / TL : Pouvez-vous nous raconter les circonstances qui ont mené à la publication de votre première traduction ? Quel était l’auteur traduit ? Quel éditeur a publié ce texte ?
F.H : Quand j’ai commencé à dire autour de moi que j’avais envie de m’y mettre, un collègue qui faisait de la traduction m’a proposé de prendre contact avec un éditeur qui venait de lui proposer une traduction qu’il ne pouvait pas faire, étant pris ailleurs. Voilà, rendez-vous et entrevue avec cet éditeur qui décide de me confier la traduction de ce livre. Le reste s’enchaîne (presque) tout seul.
Ma première traduction, immédiatement suivie d’une seconde (les deux seules), a été faite pour les éditions Christian Bourgois. C’était un très joli roman britannique de Mick Jackson, intitulé Five Boys – Cinq garçons en français.

4. VL / TL : Quels rapports entretenez-vous avec les éditeurs ?
F.H : C’est variable. J’ai fait deux traductions pour Christian Bourgois, puis notre collaboration s’est arrêtée là à la suite d’un petit différend concernant un paiement en retard. Sinon, j’ai toujours eu d’excellents rapports avec les éditeurs pour qui j’ai travaillé. Actuellement, je ne travaille plus qu’avec un seul éditeur qui ne tient pas à ce que j’aille traduire pour quelqu’un d’autre. Nous avons des rapports très amicaux, nous nous entendons vraiment très bien.

5. VL / TL : Vous êtes le traducteur de Don DeLillo et de Tom Robbins. Pouvez-vous nous dire comment vous avez abordé ces deux auteurs ? L’expérience de traduction est-elle très différente d’un auteur à l’autre ? Est-il par exemple plus difficile de traduire DeLillo que Robbins ou inversement ?
F.H : Petite correction, je n’ai pas traduit DeLillo (malheureusement), j’ai fait ma seconde thèse de doctorat sur lui et j’ai publié pas mal de textes critiques sur lui, mais pas de trad.
Mais je peux vous dire que, pour moi, chaque auteur est une expérience de traduction différente. Tom Robbins est très difficile à traduire, c’est une écriture compliquée, très travaillée, avec beaucoup de références littéraires pas toujours évidentes, et SURTOUT des jeux de mots à n’en plus finir, des phrases très longues, etc... Il m’arrive régulièrement de le contacter pour lui demander des précisions.
À l’inverse, j’ai traduit des nouvelles de Tobias Wolff, qui se situe plus dans le genre minimaliste à la Raymond Carver (toutes proportions gardées), c’est une écriture plus « simple » d’apparence, mais également travaillée, et dans ce cas la difficulté est de garder cette impression de simplicité.

6. VL/TL : Traduisez-vous d’autres genres que le roman ? (Théâtre, poésie) ?
F.H : Essentiellement prose de fiction : roman et nouvelles. J’ai tout de même traduit un essai de Don DeLillo et un long article « politico-journalistique » de Terry Southern.

7. VL / TL : Quel regard portez-vous sur la traductologie ? Êtes-vous vous-même lecteur d'ouvrages théoriques sur la traduction ?
F.H : Ayant moi-même enseigné la traduction à l’université, y compris dans le cadre d’un Master de Traduction, j’ai bien sûr lu des textes sur la traductologie. Ces textes théoriques me semblent indispensables pour la formation d’un traducteur professionnel. Ce socle théorique doit nourrir une réflexion personnelle et non pas la remplacer. Et c’est au contact de l’expérience pratique que cette réflexion s’enrichit et devient opérationnelle.

8. VL / TL : Avez-vous constaté une évolution dans votre pratique de la traduction ? Pensez-vous que le traducteur, comme le bon vin, se « bonifie » avec le temps et l’expérience ?
F.H : Bien sûr, poser la question, c’est déjà y répondre. On se forme soi-même, au-delà de la formation initiale, on prend de l’assurance, par contre mon opinion personnelle (je sais que tous les traducteurs ne sont pas de cet avis et j’admets cette différence) est que le traducteur doit résister à la tentation de se forger un style personnel. On est au service d’un texte et d’un auteur, pas de son ego.

9. VL / TL : Après avoir traduit autant d’œuvre, le plaisir de traduire est-il toujours intact ?
F.H : Oui, absolument, parce que c’est pour moi tout à la fois une passion, un enrichissement (culturel !) permanent, une formidable ouverture sur le monde de la littérature ; traduire (surtout quand c’est difficile) procure une grande satisfaction intellectuelle – un peu comme résoudre un problème mathématique.

10. VL / TL : Pourriez-vous nous décrire une journée typique dans votre vie de traducteur ? Où et comment travaillez-vous ? Combien de feuillets traduisez-vous par jour, en moyenne ?
F.H : Je me souviens qu’en 2000, j’ai fait ma première traduction en l’écrivant intégralement à la main sur un cahier. Je n’arrivais pas à utiliser l’ordinateur, ce qui apparaissait à l’écran était trop immatériel. Aujourd’hui, bien sûr, je tape directement ma traduction. Je travaille chez moi, dans mon bureau, au calme. En général, je travaille de 9h à 13h, puis de 14h à 20h. Je n’aime pas travailler par à-coups. Sauf si je suis en avance sur mon programme (rare) ou sauf circonstances particulière, je travaille 7 jours sur 7, mais peut-être un peu moins longtemps le dimanche. Le nombre de feuillets varie en fonction du texte, bien sûr. Il m’est arrivé de traduire un roman policier pas trop difficile et de faire 8 ou 9 feuillets dans la journée. Pour des textes ardus et denses (tous les Tom Robbins, ou Stephen Wright, dans Meditations in Green), il m’arrive d’être très content de faire 3 feuillets dans la journée.

11. VL / T.L : Pour finir, si vous aviez un conseil à donner à un(e) jeune traducteur (trice) souhaitant se lancer, quel serait-il ?
F.H : Le plus difficile, bien sûr, c’est de commencer. Je crois qu’il vaut mieux tenter sa chance chez un petit éditeur que dans une grande maison (genre Gallimard ou Actes Sud). Ces gens-là ont leurs traducteurs et ils font rarement confiance à de jeunes traducteurs. Le « mailing » a très peu de chance de réussir. Le mieux est de proposer à un petit éditeur un texte que vous avez choisi en expliquant pourquoi vous avez envie de traduite ce texte (tout en sachant que l’éditeur peut très bien vous piquer votre idée et donner la traduction à quelqu’un d’autre, c’est un risque à courir). Mais il est certain que les petits éditeurs n’ont pas toujours le temps (et le personnel) pour rechercher des romans intéressants pas encore traduits. On peut aussi voir les agences littéraires qui vendent les droits de traduction aux éditeurs et leur demander ce qu’ils ont « en stock » qui n’a pas été acheté par les grosses maisons. Les relations et connaissances peuvent être utiles. Un traducteur peut être sollicité à un moment où il n’est pas disponible et peut parfois proposer un nom à l’éditeur. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de règle…


Un grand merci à François Happe d’avoir pris le temps de répondre à nos questions.

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