mardi 13 janvier 2015

Entretien avec la traductrice Anna D'Elia – par Claire Mandon et Laura Medan

Claire Mandon et Laura Medan sont étudiantes à l'Université Bordeaux Montaigne – Master « Métiers de la traduction » / parcours anglais.

Est-ce que vous pourriez vous présenter ?
Je suis italienne, italien langue maternelle, la première langue dans laquelle j'ai exercé le métier de traducteur, c'était depuis l'anglais. J'ai commencé à traduire de l'anglais vers l'italien parce qu’une partie de ma famille vit aux États-Unis et donc l'anglais fait partie de mes souvenirs d'enfance. Après j'ai étudié l'anglais à l'école internationale British international school. Mais pour mes années d'école dans le système scolaire italien, j'ai choisi le français. Les deux langues dansent sur deux pieds différents. Donc j'ai commencé à traduire de l'anglais vers l'italien et c'était des livres, des essais et des manuels universitaires surtout (des livres d'histoire de l'art) et puis, petit à petit, j'ai aussi traduit des livres – qualifier cela de journalisme, c'est pas tout à fait juste – qui portaient, par exemple, sur des programmes d'interventions humanitaires, donc c'était des livres militants, si vous voulez.
En revanche le français a toujours été parlé dans ma famille paternelle et, pour moi, cela a toujours coïncidé avec la littérature. Le français et la littérature étaient plus ou moins la même chose dans mon imaginaire, dans la cartographie de ma tête. Donc pour le français, quand j'ai commencé à traduire, c'était tout de suite de la littérature. Je me souviens, j'ai fait la première partie de mes années universitaires à Parme dans le sud de l'Italie – je suis née à Milan puis je suis partie vivre dans le sud de l'Italie, puis en France. Pendant trois ans j'ai vécu entre Paris et Rome pour écrire ma thèse de doctorat (dans le système italien, cela s'appelle dottorato, ce qui correspond plus ou moins à un master +). Donc j'étais encore à l'université en programme de post-doc quand j'ai traduit du Balzac ! C'était une retraduction, j'ai retraduit le Père Goriot1 pour une grande maison d'édition, Rizzoli avait lancé une collection… C'est le genre de commande qui arrive par ton prof, évidemment, c'était mon professeur qui m'avait proposé de retraduire et c'était un peu la panique mais cela c'était bien passé.
Après quand je suis rentrée en Italie, après mes années en France, j'ai tout de suite commencé à travailler dans une maison d'édition universitaire. C'est là-bas que j'ai commencé à traduire les manuels universitaires, les essais universitaires. J'ai fait cela pendant dix ans en me servant de l'anglais et du français. Puis à la fin des années 1990, j'ai tout arrêté et je ne me suis consacrée qu'aux traductions littéraires. J'ai commencé à ne traduire que de la littérature et que du français.
Voilà, c'est mon histoire, mais il m'arrive aussi depuis un moment de faire de la traduction technique, aussi du français, mais quand je dis technique, c'est juridique. Parce que c'est le seul domaine qui m'intéresse vraiment. C’est-à-dire que je ne fais jamais de textes de médecine, d'économie… ça, non. Mais le langage juridique est très intéressant pour un traducteur littéraire. Je fais cela pour votre ministère, le Ministère des Finances français, en ligne, tout en étant à l'étranger, dans la cellule de traduction vers l'italien parce qu'ils ont besoin d'avoir des traductions vers les autres langues faites par des langues maternelles. C'est un travail très intéressant, le style de travail est extraordinaire.

Justement, vous avez une formation pour les traductions techniques ?
Si vous voulez, je n'ai pas fait d'études de droit, si c'est la question. Mais j'ai toujours travaillé avec des amis d'enfance qui sont magistrats et c'était avec eux que j'ai commencé. Ils travaillaient à la cour, au ministère de grâce et justice à Rome, et c'était par eux que j'avais commencé à traduire pour le ministère de grâce et justice italien. Par exemple les filatures, c'était passionnant. Donc cela s'est construit comme ça, petit à petit. Si j'avais des doutes, j'allais demander, il y avait des discussions très intéressantes avec mes amis magistrats qui ont aussi été magistrats de liaison, des figures juridiques qui assurent la liaison juridique entre deux États.

Au niveau de la littérature, est-ce que vous traduisez plutôt des classiques ou est-ce que vous découvrez aussi des auteurs ?
Le problème, c'est que quand on découvre un auteur et qu'on le propose, en général, les maisons d'édition italiennes n'écoutent pas trop les propositions des traducteurs. Il m'arrive de proposer mais c'est assez rare que mes propositions, finalement, débouchent sur une édition. Donc j'ai assez souvent traduit des classiques. Là, en ce moment, je retraduis Saint-Exupéry pour mon éditeur, une maison d'édition qui s'appelle Bompiani, c'est une grande maison d'édition italienne. La maison d'édition Bompiani était la maison de Saint-Exupéry de son vivant. La maison d'édition garde le contrat signé par Saint-Exupéry pour la traduction italienne du Petit Prince, qui est un long seller pour la maison d'édition depuis soixante-dix ans.

Est-ce que cette maison d'édition s'occupe uniquement des traductions vers l'italien ?
Oui, mais il existe des co-éditions, c’est-à-dire qu'il y a des maisons d'édition qui se regroupent et qui publient un texte en trois langues, par exemple. J'ai travaillé pour des co-éditions entre l'Italie, la France et les États-Unis par exemple. Ce sont des livres de luxe avec les images, des beaux livres très chers et qui paraissent en trois éditions, en trois langues. Il y en a qui paraissent avec les trois langues dans un même texte, ou le même format est décliné en trois langues.

Comment gardez-vous le contact avec vos différentes langues et leurs cultures respectives ?
Je me ruine en voyages ! J'ai une partie de ma famille qui est aux États-Unis, mais ce n'est pas à côté, donc c'est de toute façon un investissement. Pour la France, je considère Paris comme ma deuxième ville, je n'ai pas de chez moi à Paris, mais j'ai un réseau d'amis donc je n'ai jamais mis les pieds dans un hôtel à Paris. J'ai toujours été chez des amis, les mêmes qui viennent me voir à Rome, donc il y a un échange. En général ce sont des gens qui sont passionnés de littérature donc c'est un cercle vertueux.

Donc les États-Unis, c'est plutôt la famille et la France, les amis ?
Exactement, oui ! Ce qui est intéressant parce que cela déteint sur les choix de traduction. Je ne traduis pas de littérature de l'anglais.

Traduisez-vous beaucoup de livres par an ?
En fait, en Italie, on ne peut pas vivre de droits littéraires, ce n'est pas possible. On ne peut pas gagner sa vie avec la traduction littéraire. C'est très rare. Je sais qu'il y a quelqu'un qui y arrive mais je ne le connais pas personnellement. Mais, franchement, cela ne m'intéresse même pas, de passer quinze heures par jour devant un écran et ne faire que cela. J'ai un métier, toujours dans l'édition scientifique, qui est le métier qui me permet de vivre. Et puis je fais de la traduction que j'espère de bon niveau, je me permets le luxe extrême de choisir les livres que j'ai envie de traduire et d'avoir du temps. Évidemment, les maisons d'éditions ne laissent pas trop de temps, mais c'est un luxe, c'est un privilège. Je ne suis pas esclave de la traduction pour vivre. En Italie, en tous cas, c'est presque impossible. La grande majorité des traducteurs littéraires sont des profs qui sortent du lycée, il y a aussi des professeurs d'université qui ne sont pas de bons traducteurs en général. Les professeurs d'université, ce n'est pas de bons traducteurs. Par exemple, les professeurs de littérature, admettons d'une langue, ne sont pas forcément des traducteurs. C'est un autre métier. La tradition était que les grands traducteurs italiens étaient des employés des maisons d'éditions, cela arrivait. Tu étais employé, tu étais rédacteur chez une grande maison d'édition et à côté tu traduisais aussi, mais c'était par le passé. Maintenant, tout est outsourcing.
Ce qui m'intéresse aussi, c'est de faire de la révision, c’est-à-dire de la post-production, travailler sur les traductions des autres, ce qui est très intéressant. En général, la bonne traduction, que ce soit littéraire ou non, c'est le résultat d'une dialectique entre quelqu'un qui traduit et quelqu'un qui révise. La révision n'est pas une correction. Il ne s'agit pas de corriger mais de discuter des solutions. C'est très important. Une traduction réussie, c'est le résultat d'un double travail et d'un dialogue entre le traducteur et son rédacteur. C'est essentiel.

Plus entre le traducteur et le rédacteur qu'entre le traducteur et l'auteur ?
Parfois, l'auteur est mort. Pour le cas d'Une Saison de Machettes de Jean Hatzfeld, j'ai eu la chance, comme je l'ai dit hier à la conférence, d'avoir accès à l'auteur. D'abord parce que Jean Hatzfeld est extrêmement gentil et disponible, et il a répondu à toutes mes questions, qui ont duré… c'était des questions par mail ou de temps en temps on s'appelait aussi, mais cela a duré. Mais les questions que je posais à Jean Hatzfeld portaient sur des difficultés de compréhension de ma part du français rwandais. Une fois que j'ai compris ce que cela voulait dire, c'est à moi de trouver une solution. Jean Hatzfeld ne peut pas dire son mot en l’occurrence parce qu'il ne parlait pas italien. Donc le boulot passe au traducteur et au réviseur. Le réviseur ne doit pas forcément connaître la langue de départ. À la limite, c'est même mieux qu'il ne la connaisse pas. Même pour l'anglais, qui est pourtant de plus en plus répandu. L'anglais est une langue méconnue, quoi qu'on puisse imaginer. Je pense que la quantité de gens qui imaginent connaître l'anglais et qui, en fait, parlent une langue inexistante est immense.

Biographie :
Anna d’Elia a travaillé pendant dix ans dans le domaine de l’édition universitaire, et depuis 2001 se consacre à la traduction littéraire, en collaboration avec de nombreuses maisons d’édition italiennes (Bompiani, Rizzoli, Fazi, La Nuova Italia Scientifica, Carocci, Sossella). Elle a traduit, entre autres, Une Saison de Machettes2 de Jean Hatzfeld. Elle a participé à la table ronde « Traduire Jean Hatzfeld » le samedi 8 novembre aux Assises de la traduction littéraire à Arles et a eu la gentillesse de répondre à nos questions.
1 Papà Goriot, Milan, Rizzoli, 1995


2 Une saison de machettes, récits, Paris, Le Seuil, 2003 ; traduction en italien : A colpi di machete, Milan, Bompiani, 2011.

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